Quand trop de sous-traitance tue la sous-traitance
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Depuis 35 ans et plus particulièrement depuis que nous avons mis en place notre newsletter, nous nous sommes toujours autorisés quelques billets d’humeur sans langue de bois, quitte à ce qu’ils perturbent un peu les pensées et surtout les usages dominants du moment, y compris au risque de titiller un peu les pratiques de nos propres clients.

Ainsi de la sous-traitance et de ses travers, dès lors notamment qu’elle ne correspond pas à une véritable externalisation, auprès d’une entreprise spécialiste, d’un besoin de l’entreprise, mais à la préoccupation et du coup la volonté première de disposer d’une main d’œuvre subordonnée, mais sans avoir à en assumer en contrepartie, les contraintes, exigences et responsabilités que posent le droit du travail et son encadrement du salariat.

Un exemple récent, qui a fait la une de l’actualité, en a bien illustré les ambiguïtés, risques et limites. 

Certes, ce n’est pas un exemple dans la sphère de travail de droit privé, susceptible d’avoir cours (pour le moment) dans notre beau pays. Mais ce sont les ressorts du motif de recours qui sont intéressants à questionner, pas le traitement juridique.

Chez nous et dans une situation de droit du travail privé, il faudrait une longue analyse permettant ou non de conduire à une qualification de délit de marchandage.

Mais dans un contexte différent et qui plus est politique, Vladimir Poutine n’a pas souhaité que le dénouement de la prestation de la milice Wagner puisse faire l’objet d’une approche juridique aussi terre à terre et a semble-t-il opté pour une solution plus aérienne, qui prenne de la hauteur, en quelque sorte, avant un retour terrain limitant d’autant les débats de juristes.

Dis comme ça, je ne voudrais évidemment pas déclencher des cauchemars chez les patrons de SSI ou autres entreprises d’études ou de maintenance dont le business model repose majoritairement voire exclusivement sur du prêt de milices à but lucratif et auxquels leurs clients proposeraient un baptême de l’air en cadeau de fin d’année. D’autant que pour l’essentiel d’entre eux, les objectifs de la mission et les outils utilisés prêtent, même en cas de désaccords, à des réactions nettement moins énervées.

Mais le questionnement de fond reste, de mon point de vue, pertinent : qui a durablement à gagner ou à perdre (et pas seulement les salariés) dans une relation faussée au départ, c’est-à-dire construite sur un subterfuge, un habillage ?

Le subterfuge, c’est l’appel à une prestation alors que le besoin et celui d’une main d’œuvre subordonnée, l’habillage est une relation commerciale alors que le besoin relève d’une relation de travail. La limite de la parabole utilisée dans cet article est bien évidemment que l’usage de cette subordination est, chez nous, fortement encadrée et donc limitée lorsqu’il s’agit de celle d’un salarié au service d’un intérêt privé, alors qu’elle correspond quasiment à l’acceptation d’un don de soi quand elle répond à l’intérêt général : kamikazes japonais lors de la seconde guerre mondiale, mercenaire Wagner pour la guerre en Ukraine ou chez nous, depuis toujours, contrôleur des impôts.

Pour l’entreprise « faussement » prestataire, le risque juridique est celui du prêt de main d’œuvre illicite, activité réservée (parce que licite, du coup) aux entreprises officiellement dédiées au travail temporaire, dans la limite des motifs de recours autorisés. Il y a, à ma connaissance, même chez nous, assez peu de condamnation en ce sens.

Pour les entreprises utilisatrices, soumises quant à elles au risque de qualification de délit de marchandage, l’actualité juridique ne fait apparaître guère plus d’exemples, en tout cas sur le plan pénal, le risque le plus important pouvant être celui de requalifications, au civil donc, de contrats commerciaux en contrats de travail, comme on l’a vu notamment récemment pour les taxis « Uber ».

Mais le vrai risque, entrepreneurial, managérial, me semble donc ailleurs et trop souvent sous-estimé par les donneurs d’ordres.

Le risque que le prestataire veuille se prendre pour le calife à la place du calife et finisse par faire marcher ses troupes sur le siège social du client, afin d’en prendre le contrôle et d’en redéfinir la stratégie est relativement faible. Le risque que le donneur d’ordre finisse par perdre ses savoir-faire et devienne totalement dépendant de ses prestataires est plus réel. De nombreux secteurs, dont l’automobile et la métallurgie, pour ne citer qu’elles, en ont fait la douloureuse expérience dans différentes périodes.

L’enjeu est donc bien celui de la réflexion sur le cœur de métier, le projet d’entreprise et la stratégie qui en découle et ces éléments moyen long termes doivent l’emporter sur les diktats de politiques achats ou de gestion RH court terme. Sinon, on ne sait jamais comment ça peut finir.

Yves Pinaud - Octobre 2023