Accidents mortels : une campagne de prévention vide ? 
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Le Ministre du travail vient de lancer une campagne de sensibilisation sur les accidents graves et mortels du travail.

J’avais déjà signalé[1] que la France a des résultats déplorables en matière d’accidents graves et mortels au travail : Eurostats[2] estime, que toutes proportions gardées, la fréquence des accidents du travail mortels est en France quatre fois plus élevée qu’en Allemagne et 6 fois plus qu’aux Pays-Bas.

Certains ont bien tenté de remettre les chiffres d’Eurostats en cause mais ils avaient peu à proposer de solide pour ce faire et il a fallu se résoudre à admettre que nous avons un sérieux problème.

Une fois la phase de déni terminée, la triste réalité admise, le moment de l’action arrive, ou devrait arriver …  Nous y voilà donc, le gouvernement lance une campagne de sensibilisation.

Toute action repose sur une représentation des choses, parfois explicitée, parfois restée implicite, consciemment ou non.

Certains ont, par exemple, avancé l’idée que, la suppression des CHSCT par les ordonnances de 2017 puisse y avoir contribué. On voit tout de suite quelles actions concrètes devraient découler de cette représentation des choses.

D’autres (ou les mêmes) avanceront l’insuffisance des moyens de l’inspection du travail, ou évoqueront une reprise en main souterraine de cette institution depuis les réformes Rebsamen, reprise de mains qui aurait pour but de calmer ses ardeurs.

Je ne crois pas beaucoup à ces explications pour plusieurs raisons. 

La principale est que, si ces idées méritent d’être prise en compte, elles ne sont cependant pas des réponses à la question que nous pose le constat d’Eurostat. Elles sont une excellente illustration du dialogue de sourd « ce n’était pas ma question », « oui, mais c’est ma réponse ! ». 

On ne peut en effet pas relier ces deux tentatives d’explication aux constats d’Eurostats. Cet organisme ne nous livre pas de comparaison avant/après 2017 ou avant/après réforme de l’Inspection du travail. L’étude Eurostats présente des résultats en 2019 puis 2020, il n’y a pas de résultats antérieurs disponibles. Relier les mauvais résultats français à une évolution des pratiques propres à notre pays ne peut donc qu’être une spéculation fondée sur d’autres considérations relavant, non des statistiques, mais des convictions préétablies de ceux qui les énoncent. Débutant ce travail en 2019, Eurostat ne présente pas d’évolution, mais un instantané. Il s’agit d’une comparaison statique entre pays, pas d’une étude d’évolution temporelle.

Je comprends qu’on puisse regretter les anciens CHSCT (autonomie par rapport au CE, nombre d’élus total pour l’ensemble des missions de représentation du personnel diminué, etc...) mais on n’est tout de même pas démunis suite aux ordonnances de 2017. Les CSE et les CSSCT sont là et disposent des mêmes attributions et pouvoirs. Attribuer la totalité du différentiel considérable de nos résultats avec ceux de nos voisins européens du passage des CHSCT au CSE est difficile à soutenir.

En ce qui concerne l’Inspection du travail, il est exact qu’après une phase de forte augmentation dans les 20 dernières années, les dernières années ont été marquées par une baisse relative[3]. Elle doit faire face à des problématiques montantes chronophages telles les risques psychosociaux, les harcèlements, etc..., mais elle a aussi plus de moyens d’actions (accès à tous les documents utiles, élargissement de la procédure d'arrêt temporaire des travaux, extension  des possibilités d’expertises des produits et matériels, possibilité d’infliger des amendes administratives). 

Donc ces hypothèses sont à prendre en compte, mais ne me paraissent pas apporter à elles seules une explication convaincante pour justifier d’un tel différentiel (je rappelle pour qu’on n’oublie pas de quoi on parle : la fréquence des accidents du travail mortels est en France quatre fois plus élevée qu’en Allemagne et 6 fois plus qu’aux Pays-Bas).

Le gouvernement après avoir écarté l’hypothèse voulant que la disparition des CHSCT soit responsable de cet état des choses (on s’y attendait) semble avoir choisi comme explication une « insuffisance de la culture de sécurité » dans notre pays.

Logique avec cette hypothèse, il a donc lancé une campagne de sensibilisation[4] comportant des vidéos et des affiches, totalement dédiée à cette seule perspective. L’objectif de tout cela est défini sans ambiguïté : la campagne « (…) réaffirme l’existence de mesures légales, de prévention et de protection, pour prévenir les accidents du travail et la nécessité de les mettre en œuvre. »

C’est tout ? 

Le gouvernement, prenant acte de ce que Eurostats a mis en évidence, avait lancé fin 2022 un « Plan pour la prévention des accidents du travail graves et mortels »[5] dont on attendait qu’il se traduise dans les faits.

Nous y voici, avec cette campagne de sensibilisation qui laisse un peu pantois. La logique qui y est développée ressemble fort à un renoncement à une action forte et déterminée. Que nous annonce-t-on ? Il faut sensibiliser les acteurs (supposés insensibles donc), rappeler la responsabilité patronale (sans envisager de moyens pour le faire), développer la vigilance de tous (comment ?) … mais rien d’autre … 

« Promouvoir la culture de sécurité » c’est exactement le genre de propos consensuel qui vise surtout à ne heurter personne et coute pas bien cher ; illustration concrète d’une politique qui veut surtout ne créer aucune contrainte supplémentaire pour les entreprises …. et qui finalement se limitera à « ne changeons rien ».

Je passe sur la mièvrerie de la vidéo destinée au grand public qui en gros veut nous interpeller et en reste à « ouh là là ! C’est horrible ! », en prenant un grand soin de ne surtout rien montrer de choquant.

Aucun message surtout sur ce qui devrait nous faire réagir : les meilleurs résultats de nos voisins qui prouvent qu’il n’y a pas de fatalité à rester à ce niveau d’accidents graves et mortels.

Si on veut un changement réel, nécessaire et urgent, en appeler principalement à la « sensibilisation » en conservant inchangés, institutions et instances, outils, règles, contrôles, approches de la prévention, c’est au mieux d’une grande naïveté.

La devise sous-jacente est « continuons comme avant, mais en faisant attention !!!  Ne remettons surtout rien ni personne en cause, soyons juste sensibilisés… »

Rendez-vous aux prochaines études Eurostats.

 Gilles Karpman - Octobre 2023

 

[1] « La France triste championne des accidents du travail mortels ? » Gilles Karpman mars 2023 https://www.ideeconsultants.fr/nos-archives/194-la-france-triste-championne-des-accidents-du-travail-mortels

[2] Eurostats : direction des statistiques de l’Union Européenne : https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Accidents_at_work_statistics#Accidents_2010_to_2020

[3] Rendue difficile à lire donc génératrice de polémique compte tenu d’une baisse du nombre de contrôleurs et d’une augmentation du nombre d’inspecteurs, souvent anciens contrôleurs promus.

[4] https://travail-emploi.gouv.fr/sante-au-travail/stop-aux-accidents-du-travail-graves-et-mortels

[5] https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/planaccidentstravailgravesmortels2022-2025.pdf