Résistance au recul de l’âge de la retraite : les Français sont-ils vraiment d’irréformables râleurs, rebelles, bons vivants quelque peu fainéants ? 
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Pourquoi les Français résistent-il plus au recul de l’âge de la retraite que leurs homologues Allemands ou autres ?

On peut faire leur place aux analyses mettant en avant certains particularismes de la culture française.

Les Français seraient ataviquement d’irréformables râleurs, rebelles, bons vivants ou fainéants, comme on voudra. 

Ces tentatives d’explications me semblent, d’une part, plus folkloriques que fondées, mais surtout, si on les prend au sérieux, conduisent soit à vouloir imposer les réformes que certains croient nécessaires malgré la volonté majoritaire, soit à baisser les bras et renoncer à toute réforme même nécessaire.

Je crois qu’il y a d’autres pistes d’explication qui auraient le mérite de ne pas conduire vers l’une ou l’autre de ces impasses.

Quelques éléments suggèrent de considérer une autre hypothèse qui part du constat d’une dégradation des conditions de travail qui serait plus forte en France qu’ailleurs.

Premier élément : la France est très mal placée en matière d'accidents du travail 

  • En ce qui concerne les accidents mortels, les derniers chiffres publiés par Eurostat (2020) permettent à la France de ne plus être (elle l'était en 2019) à une dramatique première place et de présenter un chiffre d’incidence à 2,8/100000 salariés laissant à Chypre, la Bulgarie et l’Italie les premières places. Mais le ratio français fait très mal quand on le compare à ceux de l'Allemagne et des Pays-Bas. L’Allemagne se situe à 0,8, les Pays-Bas à 0,5, soit respectivement un peu plus de 4 fois moins que la France pour la première et 7 fois moins pour les seconds !
  • Même constat pour les accidents non mortels. Pour les trois années étudiées par Eurostat (2007, 2013 et 2020), la fréquence des accidents du travail est supérieure à la moyenne européenne et pour 2020, cette fréquence est deux fois plus élevée que la moyenne des pays européens.

Deuxième élément : en ce qui concerne les "burn-out" ou "syndrome d'épuisement professionnel"

  • On constate partout, chez nous comme chez nos voisins, un usage de plus en plus fréquent du terme, de manière souvent incontrôlée. Ici aussi les statistiques sont alarmantes pour la France, nous sommes confrontés au fait que selon une enquête européenne sur les conditions de travail (2015), la France serait dans les 3 pays les plus touchés.

Que peut-on déduire de ces éléments ? Peut-être que le système social français, réputé très protecteur, a parfois des effets pervers : ces champions du monde du temps libre que seraient les Français sont-ils les mieux lotis en matière de qualité de vie ?

Rien de moins sûr en ce qui concerne en tout cas la vie au travail, à propos de laquelle, aujourd'hui on peut se poser quelques questions.

La France a une des durées du travail les plus faibles en Europe (sans s’aventurer ailleurs), avec le Luxembourg et la Belgique. Il s’agit bien de l’apprécier sur l'ensemble de la vie. Malgré cet avantage appréciable, la France a de très mauvais résultats en matière d'accidents du travail et de souffrance au travail.

Qu’en penser ? Les mesures sociales qui se sont enchainées en France dans les 40 dernières années ont considérablement réduit les temps de travail des salariés français. Il ne s’agit pas seulement des horaires de travail hebdomadaire (40 h -> 39 h -> 35h), mais aussi de prendre en compte la durée sur l’année (et donc les congés payés et jours fériés) et aussi sur la vie entière … et voilà que revient la question de l’âge de la retraite (65 puis 60, puis remise en cause à 62, puis aujourd’hui 64) … qui fait l’objet de la forte résistance que nous cherchons à comprendre ici.

Je ne conteste pas le principe de ces mesures, ni les intentions qui les animaient, mais cette logique pourrait être une illustration d’un vieux dicton « l’enfer est pavé de bonnes intentions ».

Il est impossible que face à une contraction conséquente sur 20 ans du temps consacré au travail, les entreprises n'aient pas cherché à s’adapter.

Les opposants à ces mesures ont souvent mis en avant le risque de délocalisation des productions et par voie de conséquence de désindustrialisation de la France, sujet remis à l'agenda du fait de la pandémie et des menaces de conflits militaires en Europe.

Mais on a moins parlé à l'époque des risques de dégradation des conditions de travail par intensification du travail.

Selon l’OCDE, en France, de 2000 à 2010, la productivité a augmenté, en moyenne, de 0,85 % par an, à l’exception de la crise de 2008-2009. « Productivité » reste un mot majoritairement connoté positivement, mais ça peut cacher diverses réalités. La productivité peut augmenter du fait de nouvelles technologies ou du fait d’une meilleure organisation, voire d’une plus grande motivation des salariés (argument souvent manœuvré par les partisans de la réduction du temps de travail). Mais elle peut aussi augmenter par l’intensification du travail (chasse aux pauses, augmentation des cadences, perméabilité croissante de la frontière vie pro/vie privée, pressions aux résultats) impliquant donc dégradation des conditions de travail.

Il est vraisemblable que la réduction du temps de travail ait conduit à une intensification du travail avec les résultats constatés sur les conditions de travail et l'accidentologie.

Sans prétendre que mon expérience personnelle d’intervenant de terrain comme ayant la valeur d’une étude scientifique, j’ai recueilli de nombreux témoignages de salariés et de leurs représentants en ce sens. Les salariés sont d’autant plus attachés à leur « JRTT » et autres « 5ème semaine » que leur vie au travail est plus difficile. On peut citer également l’usage immodéré dans certaines entreprises des « forfaits jours par an » qui ont l’effet d’assouplir considérablement les règles du temps de travail pour finalement parvenir aux excès et drames dont les tribunaux ont souvent eu à connaitre.

Le regard d'autres pays sur le nôtre est intéressant, je citerais :

  • Un article du Washington Post dans lequel l'auteur analyse la résistance des Français au recul de l'âge de la retraite non pas à partir du sempiternel cliché du Français râleur et irréformable fainéant, mais par rapport au constat d'une intensité trop grande du travail en France rendant l'idée de report de la retraite insupportable. Venant de la presse Etats-Unienne c'est notable !

https://www.washingtonpost.com/world/2023/03/07/france-strikes-pensions-transport/

  • Une étude belge plaçant la France dans le peloton de tête des pays frappés par le burn-out.

https://www.wilmarschaufeli.nl/publications/Schaufeli/500.pdf

Les effets de la réduction du temps de travail en matière de réduction du chômage par des embauches compensatrices ont parfois été réels mais lorsqu’ils l’ont été, ils se sont révélés en réalité éphémères à un horizon de quelques années. Cependant les effets de cette contraction sur l’intensification du travail (pudiquement appelé productivité) sont solidement installés.

 

Les raisons qui peuvent expliquer l’opposition d’une part très importante des Français au report de l’âge de départ en retraite sont multiples et d’ordres très variés, mais il me semble que l’intensification du travail, résultant de la réduction considérable de la durée du travail, qu’on la considère sur la semaine, l’année ou la vie, y a joué un rôle non négligeable.

L’opportunité de relancer la question des conditions de travail à la suite de l’adoption sans vote du report de l’âge de départ en retraite, a été à nouveau évoquée aussi bien par le gouvernement que par les organisations syndicales. Peut-être aurait-il fallu en discuter auparavant plutôt que l’évoquer après. Mais le cadre de cette discussion n’était pas facile. Évoquer l’hypothèse d’un lien entre dégradation des conditions de travail, réduction du temps de travail et résistance à la prolongation de la durée d’activité professionnelle est délicat, notamment pour des organisations syndicales qui, tout en étant fortement attachées aux avancées sociales des années 89 et 2000, constatent l’intensification du travail et la dégradation des conditions de travail en résultant. 

Il y a là un sacré nœud à défaire.

Gilles Karpman - Juin 2023