Le travail, (définitivement) désenchanté ?

Quand on pourra un jour, si on le peut, mesurer plus complétement les effets de la pandémie Covid 19, probablement pourrons-nous constater l’effet qu’elle aura eu également (c’est-à-dire en plus de ses conséquences sanitaires sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici), sur le travail.
Avec la difficulté de mesurer de quelle manière cette pandémie a pu amplifier, ou seulement révéler, en les libérant davantage, les approches du travail et donc au travail, d’un nombre de plus en plus important de salariés.
Je fais partie d’une génération qui s’approche tout doucement, mais sûrement, du terminus professionnel, mais je constate, notamment dans mes formations, que des participants de 20 voire 30 ans de moins que moi s’identifient eux-mêmes pourtant encore davantage au rapport au travail que j’ai connu majoritairement, plutôt qu’à celui qui est en train d’émerger et d’en changer fortement la donne.
Ce rapport « d’avant », indépendamment des attendus en termes de rémunération, de réalisation de soi, voire de reconnaissance, partait aussi de l’acceptation que tout engagement professionnel devait correspondre inévitablement au renoncement d’un idéal de confort de vie personnelle.
Parce que même si, sauf à perdre le sens de sa propre vie, on se devait, pour soi-même et pour ses proches, de « travailler pour vivre » et non de « vivre pour travailler », et qu’il y avait bien sûr pour chacun des arbitrages, pouvant varier d’un individu à l’autre, que ce soit en fonction de ses ambitions ou de son contexte personnel, l’idée première restait bien que le travail ne pouvait pas se concevoir sans contraintes et donc sans renoncements dans les autres sphères de l’existence.
J’ai aujourd’hui le sentiment d’observer une inversion, dans les approches au travail de nombreux « candidats » à l’emploi et ce à toutes les strates des catégories professionnelles et dans tous les métiers : Le principe est que le travail, pour être accepté, doit d’abord se plier aux attentes, voire au confort de la vie personnelle.
Est-ce en partie parce qu’une (longue) période de difficulté dans la recherche d’emploi semble se transformer en situation de quasi « plein emploi », (malgré un chômage moindre mais persistant et surtout une grande pénurie de main d’œuvre dans quasiment tous les secteurs) qui inverserait le rapport de force entre employeur et candidats salariés ? Pour une part peut-être, mais je pense que la transformation est plus profonde.
Les contraintes acceptées sur la vie personnelle étaient aussi, sinon la promesse en tout cas le pari, que le travail et le temps qui lui serait consacré ne serait pas du temps perdu, du temps vendu, du temps abandonné au regard de ses attentes principales de la vie, mais qu’il contribuerait, non seulement à remplir ce temps mais aussi à co-construire cette vie.
Quand on voit aujourd’hui le nombre de candidats qui demandent, en tout premier lieu, ce que seront les perspectives de possibilités de télétravail (avant même, c’est dire, de se renseigner sur la consistance et la correspondance à leurs besoins des activités sociales et culturelles proposées par le CSE), l’éclairage sur ce qui, entre la vie personnelle et le travail, doit d’abord se conformer et répondre aux attentes de l’autre est assez édifiant.
Et l’on voit dans nombre de métiers des recruteurs obligés de redoubler d’imagination pour vendre une « marque employeur » quasi plus importante que la marque commerciale auprès de clients finalement moins difficiles à convaincre que les salariés.
Sommes-nous confrontés à une génération plus réaliste ? Qui a trop entendu, vu, indirectement vécue, les duretés, les fausses promesses et les trahisons du travail pour ne pas s’y laisser prendre à son tour ? Sommes-nous confrontés à une génération plus idéaliste et plus exigeante, sur le sens, les valeurs et la correspondance du travail à des objectifs plus responsables pour la vie, les individus, la planète ? Sommes-nous confrontés à une génération trop bien nourrie et plus capricieuse parce que moins formée et donc moins rompue à la capacité de renoncement et à l’effort ? Y’a-t-il un mixte des trois et d’autres facteurs encore ?
N'est-ce pas le travail en tant que tel, mais le travail salarié, au service d’un objet social qui n’est pas le sien, qui est à bout d’attractivité après avoir si longtemps représenté une certaine (relative bien sûr) sécurité ? Les alternatives auxquelles on assiste, quand elles tendent à l’uberisation par la mico-entreprise ou autre démarche individuelle davantage subie que choisie, n’ont pour l’instant pas déclenché des vagues d’enthousiasme inarrêtables, toute génération confondue.
Les plus critiques d’entre vous diront que ça fait beaucoup de questions et pas beaucoup de réponses ! mais si je pose ces questions, c’est que je n’ai pas les réponses et que j’attends peut-être de quelques âmes bienveillantes qu’elles veuillent bien contribuer à en apporter, sans s’interdire de porter la contradiction … convaincu que ce débat a du sens et qu’il pose des enjeux lourds pour aujourd’hui et demain pour beaucoup d’entreprises.
Yves Pinaud - Octobre 2022