De l'intérêt général et de la liberté d'entreprendre

Les injonctions gouvernementales sur le nouveau protocole sanitaire, avec désormais à la clef des amendes (500 euros par salariés) pour le non-respect des exigences en matière de télétravail, posent la question extrêmement sensible sur le télétravail, non pas de qui fixe les règles mais qui et avec quelles compétences en apprécie leur mise en œuvre.
Il ne fait aucun doute que la liberté d’entreprendre et donc le pouvoir de direction ne peuvent s’exercer que dans le cadre et donc les limites fixées par ceux qui ont reçu mandat du peuple pour garantir l’intérêt général : ce sont les lois, décrets et règlements qui s’imposent à tout employeur. Ils peuvent varier au gré des évolutions législatives en fonction des doctrines politiques du moment : sur ces 20 dernières années, on en a vu les incidences sur les évolutions, voire les fluctuations, sur la législation autour du temps de travail, avec l’approche par le partage du travail auxquelles correspondaient les lois sur les 35h des années 1999/2000 puis celles revenant à une plus forte libéralisation et le « travailler plus pour gagner plus » des lois Tepa, à partir des années 2005. On a vu aussi les évolutions potentielles et les débats houleux qui l’ont accompagné, de la fameuse inversion de la hiérarchie des normes impulsée par la loi travail de 2015 et visant à donner plus de latitude au dialogue social de branches et d’entreprise. La pandémie du Covid 19 crée un contexte plus particulier, non pas de règles nouvelles relevant d’une doctrine politique mais d’une nécessité de réaction et d’adaptation à une situation de crise.
Dans tous les cas, c’est en connaissance de cause qu’un employeur peut ainsi intégrer dans son modèle économique et donc ses coûts prévisionnels les conséquences que ces règles auront sur son recours à l’utilisation du travail salarié. C’est par exemple indépendamment du Covid qu’un employeur doit intégrer dans ses équilibres économiques que les contributions de chacun de ses collaborateurs, en tout cas pour ceux qui sont sur des régimes horaires, devront respecter des durées maximales du travail, quotidiennes et hebdomadaires, ou des absences correspondant à des temps de repos obligatoires tels que les congés payés.
Mais quid du télétravail, non pas pensé et mis en place au regard de la nature de l’emploi (il existe déjà largement en dehors du contexte Covid) mais sous la contrainte des règles visant à gérer la pandémie ?
Il y a des situations claires : même très ouverts sur le sujet, peu d’ouvriers de la métallurgie ne peuvent installer, même provisoirement, un haut fourneau dans leur salon.
D’autres situations sont tout aussi claires dans l’autre sens : des personnes dont l’essentiel de la valeur ajoutée de leur travail se fait déjà de manière très autonome et/ou via des outils à distance, même lorsqu’ils sont au bureau, peuvent travailler à distance avec un faible voire une absence d’impact sur leur contribution.
Mais il y a toute la frange intermédiaire : celles des collaborateurs qui peuvent certes, « techniquement », travailler à distance en terme de connexions aux outils mais dont la capacité et la qualité du travail vont être impactés : par l’isolement, vécu différemment par les individus, mais aussi l’absence ou la modification des transactions avec les autres, du travail en équipe, la réduction des informations à celles qui sont les plus utilitaires mais la perte de celles qui s’enrichissent par l’échange, etc.
Au regard des obligations santé sécurité de l’employeur, et notamment celle consistant à devoir supprimer le risque (télétravail) avant d’en prévoir les mesures d’atténuation (masque et autre dispositions préventives), il est dans la mission de l’inspection du travail de vérifier si l’employeur a bien fait la démarche d’analyse lui permettant d’apprécier les possibilités de télétravail et les a mis en œuvre dans toute la mesure du possible et sinon le mettre en demeure de le faire, sous peine d’amende.
Mais ce n’est pas la même chose, si l’employeur a conduit la démarche, que l’inspection du travail puisse néanmoins avoir un jugement différent que celui de l’employeur sur la faisabilité du télétravail de tel ou tel poste.
Parce que si c’est le cas, un employeur qui constaterait des pertes financières liées à la contrainte d’un télétravail que lui-même ne jugeait pas adapté mais qui lui aura été imposé par l’inspection du travail, sous la menace d’une amende de 500 euros par salarié, pourra-t-il transmettre la facture à Madame la Ministre ?
Yves Pinaud - Février 2022
N.B. : Depuis le 2 février et jusqu’à une éventuelle « nouvelle vague », le télétravail n'est plus obligatoire mais désormais seulement recommandé. Au total, 5000 contrôles ont été effectués par mois, mais aucune amende n'a été délivrée.