Le contrat de travail, contrat à objet dissimulé 
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De fréquents conflits apparaissent entre entreprises et salariés. Parmi les marronniers de genre les disputes autour de la définition des tâches à accomplir. Quelles sont les obligations des uns et des autres ? L'autorité de l'employeur serait plus difficile à faire respecter notamment par les plus jeunes (générations Y ou Z si ça veut dire quelque chose).

Beaucoup de facteurs peuvent contribuer à expliquer ce constat, mais il en est un que je voudrais souligner. Il provient d’une sorte de tradition française de rédaction du contrat de travail. Pour leur grande majorité les contrats de travail ne mentionnent pas l'objet du contrat. Le contrat de travail en France est un contrat que j'appellerais « contrat de travail à objet dissimulé ».

Si vous regardez d’autres types de contrat, leur objet est au contraire, bien défini ; par exemple pour un contrat de location d’un logement « mise à disposition locative d’un appartement de 52 m2, composé de deux pièces principales sis au 3ème étage d’un immeuble en comportant 4 sis au 27 rue chose en la ville de truc » etc etc difficile de se tromper !

Pour la plupart, les contrats de travail ne comportent pas d’article intitulé « objet du présent contrat », l’intitulé « contrat de travail » est censé suffisamment éclairer le salarié sur ce qu’on attend de lui. Il est vrai que « mise à disposition de l'entreprise, contre rémunération, d'une capacité de travail correspondant à la qualification de … dans le cadre d'un lien de subordination » est moins avenant que « rejoignez une équipe dynamique autour de projets innovants et de challenges passionnants ».

Je précise que cette absence d’énonciation de l’objet relève bien d’une habitude presque une tradition et non de Lois. Aucune disposition de Droit n’empêche ou ne rend délicat d’être clair à ce sujet.

On peut se demander pourquoi ? J’émets l’hypothèse d’une difficulté culturelle à lâcher le vilain mot de subordination. Ça y est le mot est lâché. Il est essentiel, au sens propre. « Lien de subordination » plus précisément : « consentement donné par le salarié, pour toute la durée du contrat, à obéir aux instructions et directives de l'employeur ».

La Cour de cassation n’a pas ces pudeurs et en rappelle sans cesse le caractère essentiel à la définition des relations de travail salarié.

Juristes exceptés, il semble qu'en France on préfère ne pas en parler. Ce mot de « subordination » n'est pas joli, porteur de contraintes et de relation hiérarchisée, il est contraire aux idéaux de liberté et d'égalité qui nous sont chers (à juste titre).

C'est pourtant bien la réalité, l'essence même de la relation de travail salarié.

D’où la question : ne serait-il pas préférable d'en parler et de sortir de l'ambiguïté du non-dit ou dit à demi, si on souhaite que chacun étant conscient de ses obligations, on évite des conflits ?

On peut rapprocher cette pratique d’une autre, largement répandue également.

Beaucoup, sinon la plupart des contrats de travail, sont établis sur papier à en-tête de l’employeur.

Si on reste fidèle à ce que signifie un contrat, des engagements réciproques pris par deux personnes libres de ne pas y consentir, il serait logique que le contrat soit établi sur papier neutre. Tant qu’il n’est pas approuvé par le futur salarié, ce dernier n’est pas en situation de subordination mais d’égalité avec son co-contractant et c’est cette position d’égalité, comme la capacité à ne pas consentir, qui fondent la force juridique du contrat.

Dans le même sens, on voit souvent sur des contrats de travail, la mention « nous vous confirmons votre engagement dans notre entreprise ». Cette formule qui anticipe aussi sur le pouvoir unilatéral que le co-contractant, futur salarié et donc subordonné, accordera à son employeur de par sa volonté, dont on aimerait d’ailleurs être certain qu’elle soit parfaitement éclairée.

Je n’ai pas connaissance que ces pratiques aient provoqué de problèmes juridiques réels, mais mon propos s’il part d’une considération juridique se veut plus sociologique que juridique. A partir de ces remarques juridiques, je voulais mettre en évidence l’arrière-plan culturel qu’elles révèlent et qui me semblent être des sources notables d’incompréhension du fond de la relation de travail salarié et donc de conflits potentiels.

« Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde »[1]. Inutile d’en rajouter donc.

Peut-on tirer de tout ceci des enseignements pratiques ? J’imagine deux directions complémentaires.

1/ Lorsque la relation de travail souhaitée par le futur employeur est clairement une relation de travail subordonné, il serait essentiel de veiller à une bonne compréhension par son salarié potentiel de la nature de cette relation. Que chacun soit parfaitement clair sur ce qu’il attend de l’autre et ce à quoi il s’engage de son côté parait être de bonne hygiène relationnelle, mais de fait assez peu pratiqué sous prétexte d’une évidence supposée.

On forme les managers à manager, car ce n’est pas si facile. Peut-être serait-il temps de penser à former les managés à être managés, ou suppose-t-on que c’est un talent naturel ? Peut-être devrait-on a minima commencer par cesser de leur dissimuler ce que seront, s’ils approuvent un contrat intitulé sobrement « contrat de travail » et fort discret sur ce qu’il postule, leurs rapports contraints et inégalitaires avec leur employeur et ses représentants.

2/ En prenant un peu plus de recul, on peut se demander si la relation de travail subordonné est toujours la relation adéquate pour toute situation. D’autres formes de collaboration existent. Cesser de proposer sans trop y penser, par habitude, un contrat de travail à tout un chacun, permettrait aux parties de poser la question cruciale « comment souhaitons-nous collaborer (étymologiquement « travailler ensemble ») et en conséquence « quelle serait le meilleur cadre juridique pour notre collaboration ». Est-ce nécessairement le travail subordonné ?

Il y a peut-être ici une source du malaise existant avec notamment les plus jeunes de niveau de qualification important, ou en tout cas niveau d’autonomie important. A ceux-ci, plutôt que se contenter de leur rappeler ce que signifierait leur consentement à un contrat de travail et de heurter ce faisant leur volonté d’indépendance, ne faudrait-il pas s’interroger sur la nature exacte de la collaboration pertinente à mettre en place avec eux ?

Je sais, et suis bien placé pour le savoir, que ce genre de discours est utilisé par certains qui souhaitent, au fond, rester dans des relations de travail subordonné mais surtout et avant tout, échapper cependant aux protections que le Droit a légitimement offert aux salariés. Ces employeurs qui veulent les avantages de la subordination mais aimerait ne pas en payer le prix, existent et doivent être remis à leur place ; ça se fait déjà, peut-être insuffisamment.

Cette réalité doit rendre prudent mais ne doit pas interdire toute réflexion sur l’évolution des relations de travail et donc sur la qualification juridique (existante ou à créer) à offrir pour gérer au mieux certaines situations professionnelles.

Gilles Karpman - Juin 2023

 

[1] Albert Camus, Sur une philosophie de l'expression, paru dans la revue Poésie 44