Pénibilité du travail : de quoi parle-t-on ?

La question de la pénibilité du travail a été largement évoquée lors de la contestation de la réforme des retraites. Il est intéressant de se demander parmi les nombreux arguments avancés et exemples ce qu’on peut en tirer.
Apparaissent d’abord des éléments qui paraissent absolument contradictoires.
Notons en premier que les situations de pénibilité physique en milieu industriel ont fortement régressé depuis trente ans. D’abord parce que l’emploi industriel a lui-même régressé. Aujourd’hui, seuls 13 % des travailleurs relèvent de l’industrie, deux fois moins qu’il y a vingt ans.
Ensuite la robotisation a considérablement réduit la pénibilité physique. Une usine automobile que l’on visite aujourd’hui n’a rien à voir, s’agissant des conditions physiques de travail, avec ce qu’elle était il y a trente ans. Visiter un site de construction automobile aujourd’hui, c’est d’abord rencontrer des opérateurs (et beaucoup d’opératrices) qui manœuvrent des installations robotiques. Rien à voir avec les conditions de travail de jadis qui comportaient une large part de manutention manuelle. Dans l’industrie du bâtiment aussi l’automatisation a progressé.
Les documentaires et les discours qui se focalisent sur des conditions de travail industrielles difficiles décrivent des situations bien réelles, mais qui concernent à présent très peu de salariés.
Pourtant, des chiffres assez alarmants sont ressortis des débats ces derniers mois.
En matière d’accidents du travail en général, et d’accidents mortels en particulier, la France fait figure de mauvais élève en Europe, avec 3,5 accidents mortels pour 100.000 personnes en 2019, contre 1,7 en moyenne dans l'UE, (données d'Eurostat.4 mars 2023).
En 2019, le secteur du service (hors intérim) est le plus touché, avec 401 morts. Le transport, l’entreposage, la restauration sont largement concernés.
Le secteur de la construction arrive en deuxième position, avec 164 décès. Puis le reste de l'industrie, avec 140 décès.
Ces chiffres sont intéressants : les « services » sont fortement concernés par ces accidents très graves ; le transport notamment. Concernant la construction, les résultats ne sont pas bons malgré les efforts des grands groupes en matière de prévention. On peut penser que la sous-traitance en cascade qui se développe sur les chantiers a largement rendu inopérantes ces politiques.
A un tout autre niveau, on constate que le taux de burn-out en France est également très supérieur à la moyenne européenne. Selon Opinion Way, un tiers des salariés français ont connu ou connaissent une situation de burn-out, le double des estimations pour les autres pays européens. Décidément, la France n’est pas une bonne élève en matière de prévention !
Où est donc le problème ?
Comment on explique les chiffres d’accidents supérieurs à ceux de l’UE alors que notre taux d’emploi industriel est plus faible et que la robotisation a largement progressé ?
La pénibilité est largement sortie de l’industrie. L’importance croissante des activités de transport et de logistique, la tension plus forte sur les délais et sur les coûts, sont sans doute des éléments d’explication.
Il y en a d’autres. Sont évoquées « l’intensification » du travail, les exigences individuelles plus fortes, les sollicitations multiples qui peuvent déstabiliser. La culture managériale, en France peut-être plus qu’ailleurs, a intégré l’obligation d’adaptation permanente pour tous, et l’intensification qui en résulte.
D’autre part, pour toutes les professions en contact avec un public, la difficulté de ce contact, dans un contexte d’incivilité et d’irrespect croissants, est à l’évidence un facteur majeur de la pénibilité du travail dans de nombreux secteurs, des conducteurs de bus aux enseignants…
Cependant les déclarations, les documentaires, au début du mouvement des retraites, se sont largement centrés sur les conditions de travail physiques. Par la suite, le sujet a semblé s’élargir un peu, mais on reste frustré devant un débat qui parait surtout concerner des conditions de travail industrielles en déclin. « Une vie de labeur ». La « fatigue physique avec l’âge » : je ne pense pas que c’est ce que vivent la majorité des gens au travail, même s’ils ressentent une vraie pénibilité au travail.
Cette « autre » pénibilité n’est pas assez réfléchie ni travaillée.
On ne va pas se prononcer sur l’âge de départ en retraite, qui à l’évidence ne doit pas être le seul sujet. Il y a une certaine urgence à agir sur les facteurs principaux de la pénibilité d’aujourd’hui. On pourrait indiquer trois axes :
- Agir sur notre culture consumériste du toujours plus vite, dans les livraisons, notamment. Cette quête génère de l’emploi irrégulier en pagaille, et de nombreux accidents physiques pas toujours répertoriés ;
- Agir sur le management, qui encore maintenant et malgré la « crise des talents » est souvent dans la recherche obstinée de performances non soutenables par les salariés ;
- Aider tous les professionnels en contact avec un public difficile. Cela se fait dans certaines professions, mais je ne connais aucun plan d’accompagnement des enseignants, par exemple.
Il faut mettre la qualité du travail au cœur de l’action. Faire que les nombreuses années passées au travail soient davantage des années d’accomplissement. Le gouvernement a annoncé vouloir lancer des « assises du travail ». Les syndicats ont rétorqué que c’était un peu tard, mais n’ont pas dit non. Espérons que ces assises se tiennent, et abordent enfin tous les facteurs de pénibilité et de dégradation du travail.
Frédéric Périn - Juin 2023