La France triste championne des accidents du travail mortels ?

L’union européenne a publié des chiffres particulièrement inquiétants sur la fréquence et la gravité des accidents du travail en France.
Comme le souligne Eurostat, les comparaisons brutes ne sont évidemment pas faciles. Des différences pouvant relever de règles de comptabilisations ou de pratiques nationales variables affectent l’homogénéité des déclarations. Il faut notamment tenir compte des différences d’activités économiques impliquant des métiers à la dangerosité variée.
Eurostat y est attentive et publie donc des statistiques standardisées, c’est-à-dire tenant compte de la taille relative des différentes activités économiques dans chaque pays.
En ce qui concerne les accidents du travail mortels, les résultats 2019 ont été particulièrement inquiétants pour la France[1] :
Certains pourraient penser que la France déclarerait tous les accidents et supposent que d’autres pays pourraient être soupçonnés de sous-déclarer. Notons que cette accusation commode n’est appuyée par rien d’autre qu’un soupçon et que si la possibilité existe pour les accidents non mortels, c’est beaucoup plus difficile pour les accidents mortels que comptabilise ce tableau.
Quoiqu’il en soit, on est tout de même obligés de considérer la comparaison avec des pays comme l’Allemagne (DE) les Pays-Bas (NL).
Or elle est dramatique pour la France.
Le taux d’incidence des accidents mortels en France est relevé par Eurostat à 3,5 pour 100 000 personnes occupées, ce résultat étant le pire de toute l’union européenne, alors que l’Allemagne se situe à 0,8, les Pays-Bas à 0,5, soit respectivement un peu plus de 4 fois moins pour la première et 7 fois moins pour les seconds ! De quoi s’interroger tout de même.
Les derniers chiffres parus (2020) permettent à la France de ne plus être à cette dramatique première place et de présenter un chiffre d’incidence en baisse à 2,8, laissant à Chypre, la Bulgarie et l’Italie les premières places.
Comme nous le savons tous, 2020 fut une année spéciale à beaucoup de titres. Elle le fut également pour les accidents du travail. Compte tenu des confinements et de la réduction d’activité, les secteurs habituellement très accidentogènes (BTP notamment) ont connu un recul alors que le monde de la santé a dû enregistrer un nombre de décès inhabituel. Pour 2020 au sein de l’UE, le BTP n’est, très exceptionnellement, qu’en 8ème position en nombre d’accidents mortels ce qui le classe, pour cette année, derrière le secteur de la santé, particulièrement touché en Italie (95 accidents), Espagne (28) et en France (25)[2].
Pour revenir au questionnement sur la situation française, l’amélioration constatée entre 2019 et 2020 doit donc être fortement remise en perspective et tenir compte des effets de la pandémie.
Mais surtout, même si on veut se contenter de considérer les chiffres 2020, il n’y a toujours pas lieu d’être satisfaits. La comparaison avec l’Allemagne et les Pays-Bas pour ne prendre que ces deux pays, reste toujours très interpellante : le ratio défavorable à la France est toujours en 2020 un peu au-dessus de quatre fois celui de l’Allemagne et de plus de 6 fois pour les Pays-Bas[3].
Il y aurait donc, toutes proportions gardées, une fréquence des accidents du travail mortels 4 fois plus élevées en France qu’en Allemagne, 6 fois plus pour les Pays-Bas.
La tentation est forte, pour se rassurer, de douter de la validité des statistiques publiées par certains pays, mais il est tout de même difficile d’affirmer que l’Allemagne et les Pays-Bas (entre autres) sous-déclareraient ou auraient des définitions tellement différentes de l’accident mortel que cela suffirait à expliquer cette variation.
Même si on suppose que les chiffres d’Eurostats puissent être discutables (bien qu’on ne dispose d’aucune autre source capable d’expliciter comme Eurostat le fait, sa méthodologie de collecte et de traitement des données) et qu’on soutienne que le ratio en défaveur de la France serait peut-être exagéré par quelque facteur hypothétique, et qu’il ne serait pas de 4 mais plutôt de 3, ou 2, ou même 1,2, comme on voudra (mais ces versions optimistes ne sont démontrées en rien), cela imposerait d’agir.
Le gouvernement, sans faire état de ces chiffres, en a cependant donné indirectement confirmation en publiant en 2022 un plan d’action sur les accidents graves et mortels[4]. C’est certainement une bonne initiative. Nous verrons dans les mois à venir, comment elle se traduit (ou pas) par du concret.
Il est évidemment indispensable d’analyser les accidents qui se sont produits ,mais malgré l’obligation d’évaluation des risques, je constate que les entreprises sont souvent trop sur l’analyse de ce qui s’est produit plutôt que de se préoccuper de ce qui pourrait se produire.
Il faut reconnaitre que, dans l’urgence et la complexité des tâches quotidiennes de managers, analyser ce qui ne s‘est pas passé, ce à quoi on a échappé, ne s’impose pas de lui-même. Raison de plus pour s’astreindre à l’évaluation des risques ... encore faut-il avoir les ressources (notamment en temps) pour le faire complétement et être pleinement convaincu de son utilité.
L’indicateur le plus utilisé en accidentologie reste le taux de fréquence. Il a, comme tous les indicateurs, ses défauts. Je voudrais mettre l’accent sur l’un d’entre eux. Il peut avoir tendance par construction à focaliser notre attention sur les risques révélés par les accidents de probabilité plus forte et, en conséquence, à nous faire moins considérer ceux qui, faute d’accident dont nous ayons mémoire, ne restent que des risques dont la probabilité est faible, alors que leur gravité potentielle est forte. La prévention des risques graves, mais peu fréquents[5], peut en souffrir en renforçant notre tendance à négliger ce qui pourrait être grave mais nous semble ne devoir arriver qu’aux autres.
Combien de fois ai-je entendu « Oui il y a un risque, mais ça fait des années qu’on fait comme ça, il n’est jamais rien arrivé ! ».
Nous avons en prévention, comme ailleurs, besoin d’indicateurs mais devons les utiliser en étant conscients de leurs défauts.
Gilles Karpman - Mars 2023
[1] https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Accidents_at_work_statistics#Accidents_2010_to_2020
[2] Source : Eurostats qui précise que ces chiffres, seuls disponibles, sont à prendre cependant avec précaution considérant les différences de règles d’attribution des décès à la pandémie.
[3] Je ne fais pas une fixation sur ces deux pays : voici la liste de ceux ayant un taux d’incidence des accidents mortels inférieur à la France en 2020 : Lettonie, Autriche, Tchéquie, Espagne, Slovénie, Irlande, Estonie Luxembourg, Hongrie, Slovénie, Pologne Danemark, Belgique, Finlande, Grèce, Allemagne, Suède, Pays-Bas (incidence AT mortels décroissante)
[4] Plan pour la prévention des accidents du travail graves et mortels : https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/planaccidentstravailgravesmortels2022-2025.pdf
[5] Les risques graves et très probables sont eux, heureusement traités, sinon par définition ils se rappellent fortement à nous.