Le CDI des uns, surtout garant de la précarité des autres ?

D’une durée prétendument indéterminée, le CDI, en particulier dans les grands groupes, pour les salariés comme pour les directions RH, est largement devenu la garantie, ou perçue comme telle, de l’emploi à vie pouvant assimiler une carrière dans le privé à celle correspondant aux fonctionnaires du public. Et c’est autour de cette sacralisation du contrat de travail des uns que s’est peu à peu organisée et renforcée la précarité des autres autour des indispensables formules dérogatoires, nécessaires aux réalités de l’économie, qu’il s’agisse des CDD ou de l’intérim.
Nous n’allons pas ici rentrer, ni dans le détail technique, ni dans les impacts prévisibles (ni dans les flous et ambiguïtés que la jurisprudence sera une fois encore chargée de clarifier) des dernières évolutions dans les facilités d’accès au CDD pour le « multi-remplacement » ou encore le déplafonnement des durées de mission des CDI d’intérim. Il faudrait tant qu’à faire y ajouter une analyse sur les recours systématiques à des formes de sous-traitance permanente largement tolérées dans les faits alors que la réalité des prestations fournies flirte régulièrement avec le délit de marchandage.
Nous allons plutôt nous questionner sur l’hypocrisie et l’inefficacité d’un système dont personne ne veut prendre la responsabilité de sa remise en cause.
Pour mémoire, je vais vous parler d’un temps que même les CDI de moins de 50 ans ne peuvent pas connaître : pendant les trente glorieuses et le plein emploi (pour les vraiment très jeunes, de l’après-guerre au début des années 70), les salariés souhaitaient moins que les patrons la mise en place de contrats en CDI qui, en les sédentarisant, les privait non seulement de faire vivre la concurrence entre employeurs mais surtout de conserver une liberté de disponibilité pour leurs autres activités, artisanales ou plus encore agricoles. Ainsi et jusqu’en 1970, le droit les protégeait de ce funeste CDI, avec pour les employeurs une obligation de ne proposer que du CDD et encore de 15 jours maximum. Ce sont les sombres années post choc pétrolier et du chômage de masse qui s’en est suivi qui l’ont transformé et ont fait du CDI ce sésame pour l’emploi à vie qu’il est ainsi devenu depuis.
Mais repartons de quelques réalités : les entreprises ont besoin de souplesse et de réactivité sur leur masse salariale, parce que contrairement à ce que l’État peut garantir à ses fonctionnaires, les entreprises, elles, ne décident ni de leur chiffre d’affaires ni du montant à prélever sur le contribuable pour assurer le financement correspondant des salaires.
On peut toujours s’insurger, et avec raison, contre celles qui tout en ayant une stabilité de résultat et de perspectives, continuent de ne privilégier que les intérêts des détenteurs de la personne morale au détriment des attentes, pas moins légitimes, de stabilité et de perspectives des salariés. Mais ces arbres ne doivent pas cacher la forêt des millions d’entreprises, en particulier des TPE/PME, qui font encore largement du salariat le moyen d’associer et de fidéliser les femmes et des hommes dont elles ont besoin autour d’un projet qui devient commun.
Mais pour autant et jusqu’à avoir inventé autre chose que le salariat, toute entreprise est d’abord fondée pour poursuivre un objet social (et qu’il soit marchand ou humanitaire n’y change rien) et que les salariés n’en sont qu’une des ressources qui, malgré qu’elle soit « humaine », ne peut échapper à une contrainte d’optimisation.
Les tentatives à inventer d’autres rapports que le salariat n’ont d’ailleurs jusqu’ici pas démontré autre chose qu’une recherche supplémentaire dans la réponse au besoin de souplesse, avec le corollaire de précarité pour le travail : C’est par l’auto-entrepreneuriat ubérisé et comme évoqué plus haut, en particulier dans la maintenance, les études et surtout l’informatique, par le prêt de main d’œuvre illicite auquel correspond notamment l’essentiel des activités de prestations des fameuses « SSII ».
Comme un rocher sur son ile, le CDI résiste donc. Il résiste en tout cas dans sa dimension culturelle, car dans sa dimension réelle et notamment à l’occasion de plans de sauvegarde de l’emploi, certains salariés sont parfois malheureusement conduits à redécouvrir que le « I » de la durée ne signifiait pas durée « Infinie » mais seulement durée « Indéterminée ». Mais c’est cet ancrage initial et la volonté de le pérenniser qui pousse d’autant à faciliter l’accès aux autres formes de contrats pour répondre, parce qu’il est impossible de ne pas y répondre, aux besoins d’adaptabilité des entreprises.
Une idée pour en sortir ? Une piste de réflexion en tout cas : attacher la durée du contrat à l’emploi correspondant et non à son détenteur. Que tous les contrats ne soient plus que « des contrats de travail », sans précision de durée. Ce qui ferait leur durée, ou plus exactement pourrait en déterminer la fin ? Le statut de l’emploi occupé.
Des contrats de travail pourraient ainsi être affectés aux « emplois permanents » de l’entreprise, étant donc eux-mêmes « permanents », c’est-à-dire avec des motifs de rupture devant correspondre, comme aujourd’hui pour le CDI, soit à un motif économique, soit à l’un des motifs personnels (disciplinaire ou d’inaptitude au sens large) avec bien évidemment le maintien de la nécessité d’une cause réelle et sérieuse.
Et d’autres contrats de travail, sans plus de durée indiquée, mais attachés à des emplois occasionnels, devant justifier en quoi ils le sont et pouvant donc être rompus dès lors que le motif aurait été réalisé ou qu’il pourrait être défendu que l’emploi soit devenu permanent.
Qu’est-ce que ça changerait par rapport à aujourd’hui ? Juridiquement pas grand-chose, mais culturellement peut-être davantage : car l’aspect « indéterminé » d’une durée de contrat en lien avec un emploi dont la pérennité ne peut jamais être garantie, deviendrait paradoxalement peut-être plus évident après qu’on ait cessé de le nommer comme tel.
Rien n’empêcherait que les contrats correspondant à des emplois permanents le restent eux-mêmes autant que possible. Mais la plus grande facilité à les remettre en cause (si besoin) lèveraient davantage les craintes des employeurs à les proposer et limiteraient d’autant leur tentation actuelle à tous les contournements possibles.
Yves Pinaud - Mars 2023