Trajets : attention aux virages !

Une inquiétude s’exprime au sein de nombreuses entreprises à la suite d’un arrêt de la Cour de cassation.
La juridiction suprême aurait revu sa position concernant la qualification à retenir pour les temps de trajet.
Ces temps seraient susceptibles d’être requalifiés en temps de travail et donc être rémunérés en heures supplémentaires et comptés dans les limites des durées maximales journalières et hebdomadaires.
Si c’est exact il va effectivement y avoir des remous !
Qu’en est-il réellement, y a-t-il réellement une évolution si considérable, ou juste une application du Droit tel qu’on n’aurait jamais dû croire pouvoir s’en écarter ?
Il n’est nul besoin, selon moi, de se référer à la jurisprudence européenne pour comprendre, eu égards aux faits, que dans cette affaire il ait été logique de requalifier les temps de trajet du salarié concerné en temps de travail.
La Cour, elle-même, dans son communiqué de presse explique vouloir effectuer un rapprochement vers la jurisprudence européenne sur ce sujet, mais la différence entre le droit français et la jurisprudence européenne porte surtout que la question des temps de repos. Si, en France tous les temps non qualifiés de travail sont assimilés à du temps de repos, en Europe la jurisprudence refuse de considérer les temps de trajet comme temps de repos même si elle ne les qualifie pas pour autant de travail.
Mettons de côté la question « repos ou pas » et restons donc sur la question « trajet ou travail » en regard du droit français et des faits de l’espèce.
Dans l’affaire concernée, l’employeur exigeait du salarié qu’il soit connecté téléphoniquement au cours de ses trajets automobiles. Ce salarié exerçait ses fonctions commerciales habituelles à l’aide de son téléphone professionnel en kit main libre. Une partie de ses communications téléphoniques professionnelles avaient lieu sur le chemin qui le menait de son domicile à son premier client, puis de son dernier client à son domicile.
Article L3121-4 CT : « Le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif.
Toutefois, s'il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l'objet d'une contrepartie soit sous forme de repos, soit sous forme financière. La part de ce temps de déplacement professionnel coïncidant avec l'horaire de travail n'entraîne aucune perte de salaire. »
Au regard de ce texte, il peut sembler que les choses étaient dites, le temps de trajet ne saurait être un temps de travail, et donc que la décision de la Cour pose effectivement une sacrée innovation.
En réalité, pas tant que ça si on regarde la définition du temps de travail effectif donnée par l’article L3121-1 CT : « La durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. »
Si on rassemble ces deux textes que se passe-t-il si, pendant un temps de trajet, le salarié reste soumis aux instructions et directives de l’employeur, et tenu d’effectuer des actes professionnels ?
Dit en langage courant, si un salarié travaille pendant son temps de trajet, peut-on considérer que ce temps de trajet n’est pas du temps de travail ?
C’est à cette question que la Cour de cassation a logiquement choisi de répondre par la négative : si on travaille, on travaille même si, en plus, dans le même temps, on conduit sa voiture pour rentrer chez soi.
Si certains espéraient autre chose en se réfugiant derrière l’article L3121-4 CT en oubliant de s’interroger sur les réalités imposées aux salariés, et en évitant de regarder l’ensemble du dispositif légal dans sa cohérence, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux et non à un soi-disant revirement de jurisprudence qui n’est en fait qu’un rappel à l’ordre.
Pour les autres qui craindraient une généralisation de la qualification temps de travail à tous les temps de trajet, rappelons que c’est matériellement inenvisageable : sinon, le salaire changerait dès qu’un salarié changerait de domicile.
Gilles Karpman - Décembre 2022