Le travail, désenchantement ou désillusions ? 
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Il fut un temps où le travail, et l’entreprise, étaient parés de toutes les vertus. Au XIXe siècle, ce fut une quête utopique pour contrecarrer la réalité fondamentalement aliénée du travail inscrite au cœur des thèses de Marx et Hegel. Dans les années 80, ce furent des évolutions organisationnelles et managériales soutenues et théorisées par divers courants sociologiques.

Aujourd’hui, le charme est rompu. Le travail ne fait plus recette, c’est même une valeur désenchantée à laquelle de nombreux salariés n’adhèreraient plus au point de démissionner en masse, que ce soit en quittant leur emploi ou en se cantonnant à faire le strict minimum nécessaire.

Pourquoi cette désaffection dont l’ampleur ne cesserait de croître ? Parce que, peut-on lire partout, les jeunes générations (la Y mais surtout la Z) ne croient plus à rien, qu’elles ont des attitudes volatiles, parce qu’elles sont désenchantées de tout et bien sûr du travail qui n’est plus au centre de leurs aspirations.

Trop facile les explications de ces phénomènes de démissions, qu’elles soient « grandes » ou « silencieuses ». D’une part, parce qu’elles ne questionnent que très peu la réalité toujours « aliénante » du travail, d’autre part parce qu’elles feignent d’ignorer que les attitudes de retrait des salariés répondent dans la plupart des cas à une logique de protection par rapport aux tensions et au non-sens du travail et des conditions dans lesquelles ils sont amenés à le faire.

C’est la thèse que je tente d’esquisser dans cet article.

 

La mise en cause du travail « libéré »

Le travail est « le fondement du lien social », car il permet « l’apprentissage de la vie sociale et la constitution des identités (…) ; il est la mesure des échanges sociaux (…) ; il permet à chacun d’avoir une utilité sociale (…) ; il est un lieu de rencontres et de coopérations, opposé aux lieux non publics que sont le couple et la famille ».

Dans un essai publié en 1995[1], Dominique MEDA, philosophe et sociologue, a déployé une analyse critique de ce discours prédominant depuis les années 80, en rappelant, d’une part à quelle vision utopique il se rattache, d’autre part en démontrant en quoi il masque volontairement les conditions d’aliénation réelles du travail qui ne serait « qu’un instrument au service de l’économie (...) qui exige de lui le plus d’efficacité, de rentabilité, de productivité ». 

Elle récuse fermement la notion d’un « travail libéré » qui serait le seul vecteur de réalisation individuelle et en appelle à « désacraliser le travail, et surtout d’en restreindre, d’en réduire le champ, pour que chacun puisse réinvestir son temps libre et alimenter d’autres aspirations ». 

Si cet essai fit polémique à sa sortie, il semblerait que la perspective libératrice que Dominique MEDA y dessinait fait de nombreux adeptes plus de 20 ans après, notamment au sein des jeunes générations pour qui le travail n’est plus enchanté.

 

Les « grandes démissions »

Pour preuve, nous assène-t-on à longueur d’articles alarmistes, la vague de démissions aux États-Unis qui touchent 3 % des salarié(e)s du secteur privé (20 millions depuis avril 2022) mais aussi en France où elles concernent 2,7 % des salarié(e)s, moins cependant qu’en 2008 (2,8 %) précise la DARES[2].

A regarder les chiffres de plus près la question se pose de savoir si ces « grandes démissions » traduisent uniquement la distance que prendraient les salarié(e)s avec un travail devenu « désenchanté ».

En effet, selon le Département du Travail américain, 40 % des salarié(e)s qui ont démissionné travaillaient dans la grande distribution, dans l’hôtellerie et la restauration, ou encore dans les activités de services à la personne.

Des secteurs dont il n’est pas à démontrer que les conditions de travail, les salaires et les perspectives professionnelles ne sont des plus attractifs pour ne pas dire qu’ils sont rebutants. Dans un contexte par ailleurs où les opportunités de trouver un emploi sont en croissance soutenue (11 millions d’offres non satisfaites).

C’est aussi ce que la DARES relève dans son analyse du phénomène en France où le taux d’emploi progresse pour toutes les tranches d’âge fin 2021 et début 2022. Aussi l’augmentation du taux de démission a un caractère cyclique, déjà identifié, en lien avec la reprise économique suite à la crise du Covid 19 et l’expansion des opportunités d’emploi qu’elle génère.

Comme aux États-Unis, le phénomène ne touche pas tous les emplois de la même manière : les services d’aide à la personne, l’hôtellerie-restauration, les travaux publics, la distribution sont des secteurs devenus particulièrement en tension. Comme illustration plus précise, au 3ème trimestre 2021, les deux principaux réseaux d’employeurs du sanitaire et social[3] ont été confrontés à des départs représentants près de 6 % de leurs effectifs. Selon l’enquête conduite pour réaliser le baromètre, la rémunération est évidemment en cause, mais les conditions de travail (rythme, pénibilité, poste non pérenne) sont également déterminantes dans le choix des salariés.

Pour résumer, ce n’est pas parce qu’ils « boudent » un travail qui aurait perdu de sa magie que les salariés démissionnent. C’est parce que le travail ne va pas – la rémunération, les conditions de travail et la perte de sens que cela engendre. Et c’est parce que les opportunités qu’offre le marché de l’emploi les convainquent qu’ils ne prennent pas de grands risques à voir si l’herbe est plus verte ailleurs.

 

La démission silencieuse ou le « quiet quitting »

Le concept de démission silencieuse, qui consiste à ne pas « trop » en faire, voire en faire le minimum, est apparu dans la continuité de la grande démission aux USA.

Si l’on s’en tient à la narration qui fait florès, il a suffi qu’un salarié américain déclare en juillet 2022 sur TikTok son intention de plus faire que ce pour quoi il était payé pour déclencher un immense buzz sur les réseaux sociaux qui a convaincu les médias qu’il s’agissait d’une nouvelle pandémie qui affectait le rapport au travail, principalement des jeunes générations.

Le fait, comme j’ai pu le lire sans pouvoir en vérifier l’exactitude, que les vidéos affirmant la même position aient été vues par 40 millions d’internautes, ne démontrent en rien l’ampleur réelle du phénomène, c’est-à-dire le nombre et les caractéristiques des salariés concernés.

En effet et en toute logique, et contrairement aux démissions qui peuvent se compter, comment évaluer le nombre de salariés optant pour une pratique qui se doit d’être silencieuse, voire clandestine, pour ne pas être repérée et entraîner des sanctions.

Notre conviction est que cette comptabilisation est impossible. Certes des enquêtes récentes font état d’une certaine désaffection pour le travail. Ainsi, 54 % des Français interrogés en octobre 2022 par l'Ifop[4] déclarent que le travail est avant tout une contrainte plutôt qu'une source d'épanouissement (46 %). Ils sont 24 % à estimer que le travail est très important dans leur vie contre 60 % en 1990. 

Mais ces données n’établissent en rien la preuve de l’ampleur d’un phénomène dont la dénomination elle-même fleure bon le marketing managérial. Car de quoi s’agit-il en fait si ce n’est de désengagement professionnel qui, comme le souligne Emeric LEBRETON[5], « peut concerner tous les âges, des salariés fatigués, usés, démotivés, qui se mettent à réduire leur investissement dans l'entreprise pour se protéger ou parce qu'ils n'ont pas le courage ou l'opportunité de changer de travail ».

Dans un article publié en 2011 dans la News d’IDée Consultants, je m’appuyais sur diverses études et publications pour rendre compte des formes de la « conflictualité » chez les cadres. Très rarement ouvertes et frontales, j’écrivais « qu’elles relèvent surtout d’une logique de repli. Repli individuel dans la fonction pour « amortir » les contraintes et les contradictions. Repli organisationnel consistant à « préserver un espace d’autonomie » dans les manières de décider et de gérer par rapport aux règles, aux outils, aux autres entités, repli pouvant aller jusqu’à « entraver » l’application de décisions, la réalisation de projets ».

Un désengagement, non pas dû à des frustrations d’emploi mais surtout à ce qui porte atteinte à leurs « conditions de travail », c’est-à-dire aux mécanismes qui viennent entraver, contraindre, voire empêcher l’exercice de leur fonction et de leurs responsabilités, ce que Yves Clot nomme le « pouvoir d’agir ».

Ce pouvoir d’agir qui est au cœur de l’analyse et de la compréhension de la problématique des risques psychosociaux qui surviennent, selon la définition de l’ANACT, quand les salariés sont durablement confrontés à des situations de déséquilibre entre les contraintes, les exigences auxquelles ils sont confrontés et aux ressources pour y faire face.

Inscrit dans une logique de prévention des risques pour la santé, les « dommages » sont surtout regardés du point de vue des troubles psychologiques et physiques. Les services de santé au travail en rendent compte régulièrement.

Mais cette focalisation médicalisée masque le fait que de nombreux salariés adoptent des stratégies de protection pour éviter de subir ces tensions et les dommages qu’elles peuvent entraîner. Ce sont des stratégies de retrait (les arrêts maladie bien sûr) mais aussi de repli sur la prescription du travail où il s’agit d’arrêter de tout faire pour que ça marche malgré tout, y compris en réduisant les appuis de coopération aux collègues.

Là non plus, il n’existe pas de données fiables qui permettent d’évaluer l’ampleur de ces formes de désengagement. Pour ma part, je fonde cette affirmation sur les propos entendus dans les multiples entretiens conduits dans les diagnostics depuis près de 20 ans.

 

Et les jeunes générations, plus « désenchantées » que les anciennes ?

Yves Pinaud, un consultant du cabinet IDée Consultants, a abordé le sujet dans sa dernière publication de la News en reconnaissant « qu’il posait plus de questions qu’il n’apportait de réponses et qu’il attendait que quelques âmes bienveillantes veuillent bien contribuer à en apporter ».

Je ne suis pas sûr de faire mieux que lui mais j’ai bien envie d’alimenter le débat.

La visibilité sur les « grandes démissions » s’est répandue sur les réseaux sociaux qui, comme chacun le sait, sont l’apanage des jeunes générations « hyperconnectées », la Z plus que la Y. 

Idem pour « les dimensions silencieuses » dont la visibilité est celle qu’en ont donné les réseaux sociaux avec 40 millions de vues. 

Une preuve irréfutable que le phénomène concerne plus spécifiquement ces jeunes générations, en dépit des statistiques livrées par le Département américain du Travail pour la vague de démissions en 2022. Mais qu’à cela ne tienne, le bruit du buzz fait des vagues sur lesquelles il est facile de surfer.

D’autant que les tendances comportementales de ces jeunes générations sont parfaitement identifiées et caractérisées. Voici un condensé du florilège des typologies lues sur de nombreux sites à vocation managériale.

Les X, qui ont de 35 à 50 ans, ont subi la crise de l’emploi, c’est donc la génération « sacrifiée ». Cette génération est décrite comme respectueuse des règles et de la hiérarchie et se montre fidèle à l’entreprise qui l’emploie (les individus ne connaissent que quelques entreprises dans leur carrière). 

Les Y, qui ont de 20 à 34 ans, ont eux besoin d’un équilibre travail - vie privée. Pour eux, travail doit rimer avant tout avec plaisir et épanouissement. Pas de routine, des activités stimulantes. Leurs compétences, l’assurance qu’ils ont d’eux-mêmes les prédisposent à changer de carrières

Les Z, nés après 2000 avec le numérique, ne travaillent que si ça a du sens pour eux, sinon ils zappent.

Caricatural diriez-vous. A raison car il existe des travaux qui, tout en maintenant cette catégorisation, en font une analyse plus fouillée et plus nuancée. 

Et surtout parce que les différences dans le rapport au travail et à l’entreprise ne peuvent pas s’expliquer par un seul facteur, en l’occurrence l’appartenance générationnelle. C’est la conclusion de plusieurs études dont Tania SABA rend compte dans un article : 

« Aucun résultat ni fondement ne permettent d’anticiper que des valeurs au travail, des attentes en termes de conditions de travail, un comportement ou une attitude puissent s’expliquer uniquement par le fait d’appartenir à une génération »[6].

Si l’appartenance générationnelle ne peut pas être le seul facteur explicatif du rapport au travail, on ne peut écarter que les jeunes générations ont des attentes, des craintes, des convictions qui influencent leur manière d’appréhender le travail et l’entreprise.

La Fondation Jean Jaurès, la MACIF et BVA ont réalisé en 2021 et 2022 une enquête auprès de 1 000 jeunes, âgés de 18 à 24 ans (en gros les Z), salariés, étudiants ou entre les deux mondes[7].

En voici les principaux enseignements : 

  • L’entreprise doit donner les moyens à ses salariés de s’épanouir professionnellement : la reconnaissance du travail, la recherche de sens et d’engagement comme moteur au travail. 
  • Le salaire demeure un critère essentiel pour 43 % des jeunes.
  • À la recherche du temps libre pour leur vie personnelle (30 % des répondants) et avoir la possibilité de télétravailler (44 % des répondants).
  • Un accès facilité à la vie professionnelle, le manque d’expérience étant un obstacle pour 50 % des répondants alors que pour 41 % des répondants l’objectif du premier emploi est de gagner en expérience professionnelle. 

Il n’y a, dans ces enseignements, aucune trace de rejet du travail et de l’entreprise en tant que tels, aucun signe d’un manque d’engagement a priori ni de désenchantement. Mais par contre, les Z ont des exigences auxquelles ils n’entendent pas déroger, soit en refusant un emploi, soit en le quittant au bout de quelques mois.

C’est clairement ce que livre un article paru dans Le Monde en janvier 2022 dans lequel sont compilés les résultats de plusieurs baromètres établis en 2021[8]. En synthèse, les auteurs de l’article écrivent :

« Quand ils (les jeunes de moins de 18 à 24 ans) énoncent leurs priorités au travail, ils parlent d’autonomie, de quête de sens, de culte de l’instant présent, mais pas de devoir moral, ni de sacrifices. Ils ne veulent pas s’user au quotidien avec l’espoir de lendemains qui chantent en fin de carrière, comme le faisaient leurs aînés ». 

Quelques résultats qui étayent cette synthèse :

  • 78 % n’accepteraient pas un poste qui n’a pas de sens pour eux, 63 % étant prêts à prendre un poste plus précaire pour autant qu’il soit porteur de sens.
  • 50 % veulent avoir des horaires flexibles pour mieux articuler vie privée/vie professionnelle.
  • Ils attendent de l’entreprise qu’elles prennent des engagements – préservation de l’environnement, lutte contre le racisme, les discriminations, les inégalités femmes hommes – 40 % déclarant être prêts à démissionner si leur entreprise manque d’engagement.

Ce sont des attentes que l’enquête menée par ASTREES sur l’engagement des nouvelles générations dont les résultats furent publiés en 2015[9] avaient déjà mises en évidence : « La question de l’engagement pose la question de la compatibilité entre le projet de l’entreprise et les valeurs ou engagements sociaux nouveaux que portent les jeunes ». 

Au-delà des attentes, l’enquête a questionné les raisons qui pouvaient conduire au désengagement. 

Parmi celles-ci :

  • Une demande d’autonomie et de responsabilité contrariée par l’insuffisance de confiance, de communication, de reconnaissance et de latitude laissée par les salariés plus anciens.
  • Un sentiment « d’exploitation » engendré par un manque d’intégration, de formation, d’encadrement.
  • Des moyens techniques (informatiques notamment) inadaptés.
  • La rigidité de l’organisation du travail et des systèmes hiérarchiques.

 

Une hypothèse en forme de conclusion. 

Si les jeunes ont des craintes et sont sans illusions vis-à-vis du travail, ils ont des convictions qui n’ont rien d’extravagant et qui les amènent à s’engager. Aux entreprises de savoir répondre à leurs attentes, à tout le moins de ne pas les décevoir au risque de créer des frustrations.

Mais peut-être est-ce parce qu’elles n’obéissent qu’à la seule rationalité gestionnaire que les discours font porter la responsabilité du rejet du travail à la désinvolture immature et égoïste des jeunes générations.

 

Jean Louis Pépin - Décembre 2022 

[1] Le Travail, une valeur en voie de disparition ?, Dominique Méda, Paris, Flammarion, coll. « Champs/Essais », 1995.

[2] La France vit elle une « Grande démission » ? DARES 11 octobre 2022 

[3] Baromètre 2021 « des tensions de recrutement du secteur sanitaire, social et médicosocial privé non lucratif » - FEHAP et NEXEM 

[4] Les Français et le Travail – 7 chiffres clés en 2022 (sondage IFOP), Les Makers, 20 octobre 2022

[5] Emeric LEBRETON, psychologue, PDG de Orientaction

 

[6] « Les valeurs des générations au travail : les introuvables différences. Tania SABA. Gérontologie et société – n° 153 – vol. 39 / 2017

[7] Les jeunes et l’entreprise : quatre enseignements. Enquête Fondation Jean-Jaurès, Macif et BVA, vague 2 Jérémie Peltier, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès. 20 novembre 2022 

[8] Le rapport des jeunes au travail, une révolution silencieuse. Par Anne Rodier et Jules Thomas 

Sources : Baromètre « Talents : ce qu’ils attendent de leur emploi », BCG, La conférence des grandes écoles, Ipsos, 2021 ; « Les jeunes et l’entreprise », Fondation Jean Jaurès, 2021 ; DARES, « Les jeunes et le 1er emploi », Monster et Yougov, 2021 ; « Baromètre de la perception du chômage », Elabe,2021

[9] « S’engager au travail : les attentes des nouvelles générations »- Antoine Naboulet, Claude Emmanuel Triomphe – Metis Europe – juin 2015