Renforcement de la protection des lanceurs d'alerte, quelles conséquences concrètes pour les entreprises et les salariés ? 
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J’ai récemment attiré l’attention sur les dispositions de la Loi du 21 avril 2022 (qui entrera en vigueur le 01 septembre 2022) renforçant la protection des lanceurs d’alerte. Parmi toutes ces nombreuses dispositions, se trouvent quelques modifications du code du travail.

A la lecture de ce texte assez complexe et, particulièrement, de ses dispositions modifiant le code du travail, je me suis demandé si ces dispositions étaient susceptibles d’avoir des conséquences concrètes en entreprise.

On peut effectivement se poser la question puisque le droit du travail prévoyait déjà des protections spécifiques de certaines personnes susceptibles de dénoncer de potentiels délits commis en entreprise. Victimes ou témoins de harcèlement, salarié exerçant son droit de retrait, et évidemment représentants du personnel et des syndicats.

N’y aurait-il pas alors redondance ? Que sont supposées apportées ces nouvelles règles de protection ?

Pour y voir plus clair je me suis efforcé d’imaginer ce que ces dispositions auraient changé dans certaines affaires que j’ai eues à traiter.

Je précise que ma réflexion ne peut donc concerner que des affaires comprises dans mon champ habituel d’intervention : relations de travail, santé et sécurité en entreprise.

Il est probable que pour d’autres problématiques (finance, consommation, etc.) les choses puissent être différentes.

Bien entendu les identités de entreprises et des personnes ne seront pas révélées. 

 

1/ Enquête sur le harcèlement sexuel d’Anne

Anne a fait savoir à son employeur qu’elle subissait de la part d’un collègue un harcèlement sexuel. Elle apporte des éléments qui corroborent ses dires, mais ne dispose pas de preuves matérielles très caractérisées ou en tout cas c’est ce qu’elle craint. 

Son employeur me confie donc une enquête. Mon enquête finira par établir que, sans contestation possible, Anne a fait l’objet de ce harcèlement. 

Il reste qu’Anne a supporté ces faits et en a souffert pendant une trop longue période en raison d’une combinaison assez classique entre la sidération, la honte, sa méconnaissance des règles de preuve et de caractérisation du délit.

Si des faits du même genre étaient commis après l’entrée en vigueur des nouvelles règles, les choses auraient-elles été différentes ?

La nouvelle formulation de l’article Art. L. 1153-2 CT fait explicitement bénéficier les personnes ayant subi ou témoigné de faits de harcèlement sexuel de la protection conférée aux lanceurs d’alerte.

Il était déjà acquis avant le renforcement de la protection, que ni Anne, ni les personnes qui témoigneraient en sa faveur, ne pourraient subir, d’inconvénients (retard de salaire, promotion, etc) ni évidemment  de sanction disciplinaire de la part de leur employeur. Aucun changement de ce point de vue.

Mais Anne, du fait de cette nouvelle protection, bénéficierait alors également de l’irresponsabilité pénale et civile en cas de dommages résultants de l’alerte lancée ou divulguée.

L’exonération dont elle aurait bénéficié, étendue aux personnes qui aurait pu témoigner, aurait pu avoir un effet important. 

Dans cette affaire, la personne mise en cause a publiquement menacé de porter plainte pour dénonciation calomnieuse. Cela n’a eu que peu d’effet sur Anne elle-même, mais en a eu sur un certain nombre de personnes qui bien qu’ayant reconnu avoir été présents lors de certains faits, se sont rétractées dès qu’il s’est agi d’officialiser leur témoignage.

Autre changement, les nouvelles règles permettront de rapporter des faits dont on n’a pas eu directement connaissance en bénéficiant de la même protection.

Dans le huis clos de l’entreprise certaines personnes ont vu Anne bouleversée s’enfermer dans son bureau. Ils ont aussi entendu dire, par d’autres qui n’avaient pas toujours souhaité témoigner officiellement, que Anne leur avait confié avoir été victime, lorsqu’elle était seule avec son agresseur de faits relevant d’ailleurs plutôt de l’agression sexuelle que du harcèlement, c’est-à-dire d’un délit encore plus sévèrement réprimé. Il s’agissait donc là de faits dont ces personnes n’avaient pas eu connaissance directement et elles pouvaient donc craindre si elles les dénonçaient de se voir reprocher des calomnies. 

Désormais ces personnes pourront faire état de ce dont elles ont eu une connaissance indirecte en bénéficiant de la protection de lanceur d’alerte.

Une collègue notamment avait recueilli les confidences d’Anne qui lui avait explicitement demandé de ne pas les divulguer auprès de la direction. Cette collègue s’est légitimement demandé si elle pouvait dénoncer ces faits de son propre chef alors qu’elle n’en avait pas eu directement connaissance. La réponse est aujourd’hui oui, elle pourra le faire aussi bien auprès de la direction de l’entreprise que des autorités extérieures.

La conclusion est claire, la Loi renforçant la protection des lanceurs d’alerte aurait bien facilité la reconnaissance du délit dont a été victime Anne.

 

2/ Signalement de danger grave et imminent ou de risque pour l’environnement ou la santé publique

Tout le monde connait, sinon dans ses détails au moins dans son principe, le droit d’alerte et de retrait dont bénéficient les travailleurs dans le cas où ils se trouveraient dans une situation dite de danger grave et imminent pour leur santé ou leur sécurité.

Moins de personnes savent que les mêmes travailleurs disposent, depuis 2013 du droit d’alerter leur employeur si « les produits ou procédés de fabrication utilisés ou mis en œuvre par l'établissement font peser un risque grave sur la santé publique ou l'environnement ». Ce droit doit être exercé de bonne foi et entraine alors le bénéfice pour les travailleurs d’une protection contre d’éventuelles mesures de rétorsion susceptibles d’être prises par leur employeur.

À partir du premier septembre 2022 ce droit d’alerte, qui devait jusque cette date, impérativement s’exercer en interne, pourra s’exercer soit en interne soit auprès des autorités publiques, sans préjudice d’un droit de divulgation publique. Ce point qui change beaucoup de choses, un travailleur (a fortiori un élu du personnel) pourra choisir de se limiter à une alerte interne ou d’engager directement une alerte externe voire une divulgation publique par tout moyen qu’il jugera adéquat.

De plus, la protection renforcée du lanceur d’alerte implique que, toujours sous réserve qu’il agisse de bonne foi, il puisse intercepter et emmener pour divulgation des documents confidentiels liés à son alerte, contenant des informations dont il aura eu accès de façon licite. Il ne sera plus possible de faire peur à un lanceur d’alerte en le menaçant de poursuites pénales pour vol et recel ou de poursuites civiles pour préjudice subi du fait de la divulgation.

En pensant à certaines situations concrètes que j’ai eu à connaitre, il me semble que cela pourrait changer sérieusement la donne dans certaines situations.

L’obligation d’exécution loyale du contrat de travail, que certains ont tenté de faire évoluer vers une obligation de loyauté vis-à-vis de l’employeur[1] va devoir être à nouveau redéfinie :

  • Plus besoin pour une personne salariée ayant dénoncé publiquement le « greenwashing » d’une chaine de supermarché d’invoquer sa liberté d’expression pour se défendre contre la mise en cause par l’employeur d’une soi-disant obligation de loyauté. Il suffira que, de bonne foi, elle établisse que ces pratiques font peser un risque grave à l’environnement ou à la santé publique pour être protégée et avoir le droit de divulguer ces informations. 
  • Un cadre participant à une manifestation publique protestant au nom de la préservation de l’environnement et de la santé des populations, contre l’implantation d’une nouvelle usine par l’entreprise qui l’emploie, n’aura plus comme seul argument sa liberté d’expression.  Il pourra en plus, toujours sous réserve de sa bonne foi et de la gravité du risque, bénéficier de ces nouvelles dispositions, y compris s’il divulgue des informations internes acquises de façon licite et ce malgré toute invocation par son employeur d’obligation de confidentialité ou de protection du secret des affaires.

Au travers de ces quelques exemples, il me semble assez clair que les dispositions visant à renforcer la protection des lanceurs d’alerte change effectivement la donne entre les entreprises et leurs salariés. Les travailleurs sont de facto institués comme vigie pouvant intervenir pour protéger, non plus seulement eux-mêmes et leurs collèges contre les risques du travail, mais également l’ensemble de la population contre les risques graves que leur entreprise pourrait faire supporter à la santé publique et à l’environnement.

Gilles Karpman - Juin 2022 

[1] (Voir mon article « il mort la main qui le nourrit »)