Les grandes étapes historiques des exigences en matière de prévention
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La question de la sécurité des travailleurs et de l’hygiène sur les lieux de travail s’est posée avec la révolution industrielle qui amena à la fois de grandes concentrations ouvrières et l’usage de technologies de plus en plus puissantes et donc dangereuses. J’ai tenté de retracer ici quelques étapes de l’évolution des pratiques et exigences en matière de prévention.


Les débuts de l’hygiène et de la sécurité du travail

Le premier sujet de prévention est historiquement, avant les questions de machines ou d’installations, celui de la limitation de la durée du travail. Parmi les faits les plus marquants on peut retenir :

La publication en 1840 du travail du Dr Villermé[1] qui mettra en évidence l’immensité de la misère ouvrière, la réduction de la taille moyenne, le développement du rachitisme etc… Ces constats étaient connus mais Villermé va, lui, les relier aux conditions de vie et de travail.

Ces travaux inspirèrent un projet de Loi qui fut âprement discuté. Le célèbre chimiste et physicien Gay-Lussac devenu Pair de France, batailla pour tenter d’empêcher que soit légiféré sur le travail des enfants : « il n’est pas vrai que le fabricant trouve de si grands avantages dans le travail des enfants, et il l’est encore moins qu’il l’exploite avec une barbarie impitoyable. Les avantages sont réciproques ; et s’il existe quelques abus (où n’en trouve-t-on pas ?), je ne les crois pas suffisants pour motiver les nombreuses et sévères prescriptions de cette loi. Voyons plutôt dans le fabricant un utile et honorable citoyen, pourvoyant aux besoins de la société, assurant du travail à la classe ouvrière, et se présentant au milieu d’elle, s’en faisant aimer comme un véritable père de famille. »

Un des soutiens du projet, le Baron Charles Dupin également Pair de France, manœuvrait l’argument moral « ce qu’il s’agit d’améliorer c’est la santé, c’est la force, c’est la vie physique, c’est la vie morale et religieuse de la génération que la providence destine à nous succéder sur cette terre » mais ne négligeait pas d’autres arguments : « Pour 10 000 jeunes gens capables de supporter les fatigues du service militaire, les dix départements très agricoles ne présentent que 4 029 infirmes ou difformes et référés comme tels ; tandis que les dix départements très manufacturiers présentent 9 930 infirmes ou difformes et réformés comme tels. » « D'aussi grandes inégalités ne peuvent laisser le législateur indifférent ; elles attestent des plaies profondes et douloureuses, elles révèlent des souffrances individuelles intolérables elles rendent la patrie plus faible sous le point de vue des travaux militaires et plus pauvres sous le point de vue des travaux pacifiques ».[2]

La Loi fut adoptée le 21 mars 1841. Directement mais timidement inspirée des travaux de Villermé, elle fixe l’âge d’admission des enfants au travail à 8 ans et limite la durée du travail effectif pour les huit à douze ans à huit heures sur vingt-quatre, et pour les douze à seize ans, à douze heures sur vingt-quatre.

 

Les premières règlementations : une logique qui se dessine

Les premières règles visaient donc essentiellement à limiter l’exposition aux dangers du travail des femmes et des enfants, vus comme les plus fragiles ou les plus précieux pour la nation. Il faudra attendre encore 1893 pour que soit promulguée la première Loi visant à réduire les risques. La Loi du 12 juin 1893 imposera d’agir sur les installations, machines et appareils afin de les rendre moins dangereux pour tous et plus seulement de tenir à l’écart de ces dangers les enfants (future force militaire devant rester apte à la conscription) et les femmes (potentielles procréatrices).

Cette première logique de prévention, restera essentiellement axée sur la conformité matérielle des « installations, machines et appareils ». Cette logique trouve son apogée dans un décret du 10 juillet 1913 qui a longtemps constitué l’ossature des dispositions du Code du Travail relatives à l’Hygiène et la Sécurité. 


Le temps de l’Hygiène et Sécurité : intégration de la sécurité dès la conception et formation au poste de travail

Le dispositif issu de 1913 repose sur une conception de la sécurité devant résulter à 100 % des dispositifs matériels considérés lors de leur utilisation. Première étape incontournable mais qui trouvera ses limites et devra donc être complétée. Ce sera fait bien plus tard puisque c’est en 1976 qu’on évoluera, vers une sécurité se voulant intégrée dès la conception et comprenant de plus des éléments immatériels : formation, procédures, compétences, comportements, … (Loi de 1976, décrets de 1980 et 1981).

L’évolution règlementaire n’est donc pas seulement caractérisée par une extension des matières règlementées mais également par un changement d’approche. 

Dans un premier temps la sécurité intégrée ne concernait que les machines nouvellement mises en service, laissant le « stock » de machines en cours de service dans l’état antérieur. C’est en 1993 que fut rendu obligatoire la mise en conformité de toutes les machines, anciennes comprises (décret 93-40).

 

le temps de l’Hygiène, Sécurité et Conditions de Travail 

L’ergonomie est définie comme : « l’étude de l’activité de travail, afin de mieux contribuer à la conception des moyens de travail adaptés aux caractéristiques physiologiques et psychologiques de l’être humain, avec des critères de santé et d’efficacité économique » (F. Daniellou 1985). 

Il s’agit de porter un regard global sur l’activité humaine dans ses interactions complexes.

La réflexion ergonomique et les revendications syndicales, nombreuses sur ce thème, font apparaître un concept plus large intégrant l’Hygiène et la Sécurité dans les conditions de travail et leur amélioration. La nécessité d’encourager la concertation et l’implication de tous dans l’amélioration des conditions de travail conduisit en même temps à favoriser le dialogue social sur ce thème et élargir les compétences des représentants du personnel en créant les CHSCT (1982).

 

Le temps de la Sécurité et Santé au Travail

L’évolution se poursuit avec l’émergence d’un concept plus large, la Santé au travail. Exit l’hygiène trop réductrice et entachée de relents misérabilistes et paternalistes, voici arriver le concept de santé au travail. Si le « H » persiste dans l’usage de l’acronyme « HSE » ce n’est plus celui d’hygiène mais celui de l’anglais « Healt and Safety », en français : « Santé et Sécurité »

La santé est définie par l’organisation mondiale de la santé (OMS) comme étant « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ».

Cette approche se fonde sur l’idée d’indivisibilité de la personne et de sa santé… impossible d’arrêter la prévention aux portes de l’entreprise.

Elle considère que la question de la santé des travailleurs ne saurait être découpée, le milieu de travail pouvant induire des pathologies impactant la vie personnelle et réciproquement la vie personnelle (habitudes alimentaires, sédentarité, tabagisme etc...) peut aussi affecter la vie professionnelle en affectant la santé.

Parallèlement, cette approche intègre les dimensions de la santé psychique par l’attention aux troubles psychosociaux pouvant trouver leur origine lors de la vie en entreprise (stress, harcèlement moral). L’attention aux risques psychosociaux a également eu comme intérêt de permettre de fournir un fondement à la question de la charge de travail jusque-là négligée ou très mal cernée par les approches centrées sur la durée du travail. Les notions de charge mentale, mais aussi intensité, rythme, ont permis de donner quelques réponses aux interpellations sur les fameuses « cadences ».

 

Souffrance, bonheur et pénibilité au travail

Les dernières décennies ont connu l’émergence et la montée en puissance de troubles qu’on a regroupés sous l’appellation « troubles psychosociaux » liés à des bouleversements du rapport au travail, à la pression croissante des exigences quantitatives et qualitatives, pesant sur les salariés. Aux classiques rendement, productivité qui se sont renforcés, se sont ajoutés les plus insidieux « engagement », « excellence », « challenge », « sortie de la zone de confort ». Avec ces nouvelles contraintes et ces nouvelles pratiques d’organisation et de management, sont apparues des interrogations sur la souffrance au travail. Ces interrogations sont nées dans des univers qui pouvaient, eu égard aux conditions de travail physiquement très dures évoquées au début de cet article, apparaitre comme relativement privilégiés. Pourtant des souffrances psychiques bien réelles, impliquant parfois des pathologies physiques, ont été engendrées par la conjonction de perte de sens du travail, d’anxiété, de charge mentale, de stress, etc…

Au concept de souffrance, certaines entreprises ont opposé ceux de bonheur au travail et de Qualité de Vie au Travail (QVT), au risque d’opposer un propos optimiste, et peut être lénifiant, à un propos pessimiste et peut être catastrophiste. 

Mais on constate qu’un haut niveau de Qualité de Vie au Travail n’assure pas l’absence de risques professionnels notamment psychosociaux 

Ces deux concepts ne peuvent être placés sur un même plan. La Qualité de Vie au Travail n’est pas un développement supérieur de l’analyse des risques psychosociaux qui l’engloberait et la positiverait et qui pourrait se substituer à leur évaluation et leur prévention. 

Qu’une entreprise fournisse des efforts considérables afin d’offrir un cadre de travail agréable aux salariés est louable mais ne saurait empêcher que les risques professionnels et notamment les risques psychosociaux s’y développent. De tels risques peuvent émerger de la nature du travail, de la charge de travail, des modes d’organisation, etc…. Ces risques, s’ils différent selon les situations, sont inhérents à tout travail. Ils doivent être identifiés, analysés et évalués de façon autonome et selon les méthodologies appropriées.

 

En guise de conclusions 

J’ai tenté de retracer rapidement quelques étapes de la manière dont a progressé la prise en compte de la santé des salariés. Il est impossible en fait de conclure. Le point où nous en sommes ne saurait constituer un achèvement. De nouvelles exigences et de nouveaux risques exigeront de nouvelles réponses.

On peut cependant imaginer que les questions environnementales devraient prendre de plus en plus d’importance. L’activité des entreprises, si elle n’est pas l’unique activité humaine à devoir être questionnée, est cependant fondamentale. L’impact de leur activité sur l’environnement ne peut être réduit aux effets directs de leurs établissements. Leurs stratégies de développement ont des conséquences allant bien au-delà des seules nuisances immédiates de leurs unités de production. Leurs décisions de marketing, de lancements de nouveaux produits, durables ou non, sont susceptibles d’avoir des impacts bien plus importants.

Si certaines entreprises ont réellement intégré des stratégies non limitées à la certification de leurs établissements et prenant en compte les enjeux planétaires de préservation de l’environnement dans leurs choix de développement, d’autres n’en sont encore qu’au « green-washing ».

C’est peut-être pour ces raisons que la Loi du 22 août 2021 « portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets » a étendu la mission générale du CSE aux conséquences environnementales des décisions de l’employeur. L’employeur devra désormais consulter les élus sur cet impact. Le CSE, instance de représentation du personnel vouée à l’expression et la défense des droits des salariés, voit sa mission évoluer vers la défense d’intérêts plus généraux, et va devoir l’exercer « au regard des conséquences environnementales des décisions de l’employeur ».

D’autres pistes seraient également à intégrer dans la réflexion comme la prise en compte de l’impact sur la santé de la précarité, notamment en ce qui concerne les formes nouvelles d’emploi via les plateformes numériques.

Bref il y a encore du travail pour compléter, renouveler les approches de prévention.

 Gilles Karpman - Février 2022

[1] Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (2 volumes, 1840) Réédition en 1986 Tableaux de l'état physique et moral des salariés en France, Éditions La Découverte, Paris.

[2]  « Du travail des enfants qu’emploient les ateliers, les usines et les manufactures », Baron Dupin rapport à la Chambre des Pairs ; Paris 1840)