Pour que les forfaits ne déclarent pas forfait
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Ce sont les lois Aubry des années 1999/2000 qui ont instauré le forfait jour, parmi d’autres formes d’aménagement du temps de travail, dont beaucoup d’autres leviers concernaient également les salariés restant sur des régimes horaires (dépassement hebdomadaires compensés par des jours de repos, horaires variables, etc.)

On sous-estime d’ailleurs trop souvent cette loi « sur les 35h », dont on dit qu’elle aurait disparu corps et biens dans les différents assouplissements qui ont suivi pour revenir au « travailler plus pour gagner plus ». Cette analyse est réductrice parce qu’elle cantonne cette loi à sa seule dimension (la plus médiatisée, c’est vrai) de réduction du temps de travail hebdomadaire légal (de 39 à 35) alors qu’elle reste d’abord et avant tout la première grande loi d’aménagement du temps de travail, ce que n’avaient été, ni les 40h de 1936, ni les 39h de 1982. 

Mais que voulait (que veut toujours) dire aménager le temps de travail ?

Avec cette loi, Il s’est agi de créer un dispositif législatif correspondant à une véritable caisse à outil d’ingénierie d’organisation du travail, permettant de distinguer et de concilier par la négociation, les besoins de fonctionnement de l’entreprise d’une part et les attentes et aspirations des salariés d’autre part, notamment dans l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle. 

Les accords signés dans les entreprises ont-ils toujours eu cet équilibre en ligne de mire ? Rien n’est moins sûr, à l’observation de nombre d’entre eux, dont on voit bien qu’ils ont davantage résulté des volontés employeurs (via les fonctions, souvent RH, en charge des négociations) de se libérer autant que possible et pour le plus grand nombre des contraintes de la pointeuse, tandis que pour les organisations syndicales, il s’agissait à l’inverse de préserver les droits inhérents aux dépassements du temps de travail.

La réalité des contenus des missions et de leur déconnexion partielle du temps de travail d’autrui (en termes de supervision ou d’interface) ou de leur déconnexion entre le quantitatif et le qualitatif du travail fourni (d’un temps relativement linéaire de supervision de la production à des temps forcément plus chaotiques de pilotage, de créativité, voire de réflexion) n’est pas toujours ce qui a prévalu à l’affectation des différents régimes entre les différentes fonctions.

Ainsi, les forfaits jours étaient censés s’adresser aux salariés, cadres dans un premier temps puis par extension à tous ceux dont l’autonomie de fonctionnement d’une part, mais également les fluctuations et l’imprévisibilité de la charge d’autre part, ne faisaient plus du temps de présence ou de l’amplitude journalière de travail le bon référentiel de réponse à la mission et aux objectifs qui leur était assignés. 

Mais cela n’était pour autant pas synonyme de retour au « travail à la tâche », sans regard sur le temps consacré et les abus qu’on peut facilement imaginer et d’ailleurs, ici ou là, observer.

Pire encore, car une tâche peut avoir un début et une fin, mais l’on sait bien que beaucoup de fonctions peuvent être chargées à l’infini, surtout quand elles sont elles-mêmes, au-delà des objectifs fixés par une hiérarchie (travail prescrit) au carrefour d’une multiplicité de sollicitations « fonctionnelles » et « transverses » des fameuses nouvelles organisations matricielles (travail réel).

S’y ajoute le syndrome, semble-t-il assez franco/français, d’une performance des cadres qui se mesure largement au nombre d’heures passées et au « premier arrivé/dernier parti » qui conditionne encore largement, sinon la gloire, à minima la reconnaissance indispensable à la légitimité du « responsable ». La Covid et son cortège de télétravail, mais aussi de réduction purement théorique du temps de travail (activité partielle mais avec objectifs et charge toujours à 100 %) ont contribué à éclater encore davantage les étanchéités qui pouvaient demeurer et protéger un minimum du surtravail, fusse-t-il consenti, au moins en affichage.

Comment alors s’étonner, dans de trop nombreux cas, de la totale absence, dans les faits, non seulement d’une maîtrise mais simplement d’une approche sérieuse de la « charge/capa » réelle des forfaits jours et de son adéquation avec un temps de travail pouvant durablement persister sans déboucher sur l’épuisement.

La seule solution passe par la redéfinition d’un véritable cadre d’autonomie des forfaits jours, n’intégrant pas seulement l’acceptation et la reconnaissance mais posant la prescription d’une assertivité qui ne soit pas que dans les discours et qui ne se dissolve pas systématiquement dans l’injonction économique. Ça ne peut que partir du haut, encore et toujours, et on en est loin, encore et partout.

  Yves Pinaud - Décembre 2021