Il mort la main qui le nourrit !

Voici une maxime bien connue, qu’une affaire récente permet de discuter.
Une salariée a rédigé un tweet dans lequel elle critique les pratiques de son employeur en matière de lutte contre le gaspillage alimentaire :
« XXX entreprise responsable ?
Je travaille à XXXX, j’ vous dis même pas combien d'aliments on nous force à jeter simplement parce que l'emballage est un peu abimé.
Pas si Ecolo que ça XXX »
Les juristes, plus formalistes que l’autrice du tweet, plutôt que « mordre la main qui te nourrit », utilisent plutôt l’expression « obligation contractuelle de loyauté ».
Je ne voudrais pas ici m’avancer sur le terrain de la morale, chacun est libre d’apprécier si, lui, aurait trouvé correct de critiquer ainsi publiquement son employeur, mais j’ai eu envie de saisir l’occasion offerte pour mettre en évidence d’une part que tout le monde n’a pas forcément la même vision des choses et que, d’autre part, ceci se traduit dans le Droit.
Qui nourrit qui ?
« Mordre la main qui te nourrit » beaucoup d’employeurs, mais aussi nombre de salariés, seront sensibles à ce que propose cette expression … puissance de l’image.
L’employeur, versant le salaire, permet au salarié de vivre de son travail, rien de plus évident n’est-ce -pas ?
Pas pour tout le monde.
Pour beaucoup de salariés, ce n’est pas l’employeur qui les nourrit mais l’inverse, ce sont eux qui, diraient-ils, engraissent l’actionnaire.
Sans adopter cette rhétorique de l’exploitation, d’autres réfuteront cependant l’image d’un salarié qui devrait rendre grâce à son employeur. Ils considèreront que le salarié n’est en rien l’obligé de l’employeur, mais qu’ils sont, l’un et l’autre, deux contractants qui, salaire payé et travail fait, sont quittes. S’il peut donc y avoir une obligation d’exécution loyale du contrat, il ne saurait être question d’une obligation de loyauté plus largement comprise.
Le salaire n’est pas une aumône, le salarié n’est pas un vassal.
Visions du monde radicalement opposées.
La question n’est pas de trancher qui aurait tort ou raison, mais bien de prendre acte du fait que les évidences de certains de sont pas toujours celles des autres et qu’il faut bien vivre avec cette réalité.
Fatalement, ces oppositions radicales de visions du monde ne pouvaient que se traduire par des conflits et les tribunaux devaient donc être appeler à les trancher.
Loyauté et liberté
Certains juristes s’aventurent parfois à évoquer une obligation de loyauté qui pèserait sur le salarié mais, ce faisant, ils cherchent plus à défendre la vision du monde de leur clients patronaux qu’à faire le tour de l’état objectif du Droit.
L’obligation d’exécution loyale du contrat est une règle plus assurée que cette supposée obligation générique de loyauté. Cette obligation émane de la Loi mais de manière indirecte. Aucune loi ne la mentionne explicitement. Il s’agit d’une extension jurisprudentielle de l’obligation de bonne foi dans l’exécution du contrat, obligation qui, elle, est bien explicitement prévue par la Loi[1].
Nulle mention directe de loyauté (et encore moins de fidélité comme on le lit parfois[2]) mais la jurisprudence considère qu’une obligation d’exécution loyale[3] découle de cette notion de bonne foi.
Nuance subtile mais essentielle entre obligation contractuelle de loyauté et obligation légale d’exécution loyale du contrat.
Les divergences de vision du monde évoquées ci-dessus se traduisent dans le Droit par la confrontation de deux principes. L’exécution loyale, va devoir être confrontée à la liberté d’expression qui, elle, est un principe constitutionnel.
La question est donc de déterminer comment les préoccupations légitimes exprimées par les notions de bonne foi et d’exécution loyale peuvent s’équilibrer avec la question essentielle de la liberté d’expression.
Il appartient aux juges de trouver cet équilibre en gardant à l’esprit que la liberté d’expression relève de la source la plus élevée de nos normes juridiques, alors que l’obligation de loyauté n’est qu’indirectement déduite d’une règle légale.
Ils devront également s’appuyer sur les règles posées par la Loi pour préciser les implications en Droit du travail de la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression, qui très clairement font prévaloir la liberté d’expression sur une obligation de loyauté trop largement comprise[4].
L’équilibre actuellement trouvé reconnait cependant des possibilités de restrictions à l’exercice par les salariés de leur liberté d’expression. Pour la Cour de Cassation : « L'exercice de la liberté d'expression ne peut donc constituer une faute qu'à la condition d'avoir dégénéré en abus »[5].
Qu’est-ce qu’un abus ? : dans l’exercice de sa liberté de s’exprimer le salarié ne peut tenir de « propos injurieux, diffamatoires, vexatoires ou excessifs »[6].
La question sera donc de savoir si le tweet publié par la salariée relève de l’injure, de la diffamation, de la vexation ou de l’excès, ce qui ne semble pas le cas à moins que ce qu’elle dénonce soit faux et qu’elle ne pouvait l’ignorer.
Critiquer les méthodes, la communication et le marketing de son employeur, sans tomber dans les abus ci-dessus, ni trahir des secrets de fabrication ou des informations par nature confidentielles, est donc possible.
Gilles Karpman - Mai 2021
[1] Rappelons que grâce au code du travail, l’employeur est tenu à des règles que ce soit sur l’ambiance de travail, l’usage de matériels bien plus rigoureuses que ce qui s’impose aux particuliers.
[1]Article 1104 du code civil : « Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi.
Cette disposition est d’ordre public. »
Article L1222-1 du Code du Travail : « Le contrat de travail est exécuté de bonne foi »
[2] https://www.juritravail.com/Actualite/obligation-discretion-secret-professionnel-confidentialite/Id/291014
[3] Obligation qui d’ailleurs est réciproque et pèse autant sur l’employeur que sur le salarié.
[4] Article L. 2281-1 du Code du Travail :« Les salariés bénéficient d'un droit à l'expression directe et collective sur le contenu, les conditions d'exercice et l'organisation de leur travail. »
Article L. 2281-3 du Code du Travail : « Les opinions que les salariés, quelle que soit leur place dans la hiérarchie professionnelle, émettent dans l'exercice du droit d'expression ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement. »
[5]Cour de Cassation, Chambre sociale, 21 septembre 2011 référence RG°09-72054.
[6]Cour de Cassation, Chambre sociale, 19 février 2014, référence RG°12-29.458